5 Leçons de Photographie de rue avec Andre D. Wagner
Olivier Laurent a dit de lui après la revue de son portfolio au New York Times : "Il a l'œil. Il est le futur.".
Andre D. Wagner est un photographe qui vit et travaille à Brooklyn, New York. Il explore la vie quotidienne, en utilisant les rues de la ville, les quartiers, les manifestations, les transports en commun et la jeunesse de son quartier dans ses photographies. Son travail et sa pratique s'inscrivent dans la lignée de la photographie de rue qui explore le paysage social américain, concentrant souvent son objectif sur les thèmes de la race, des classes sociales, de l'identité culturelle et de la communauté. Il a travaillé pour les plus prestigieuses publications dont le New York Times, le Wall Street Journal, le Washington Post et Vogue, parmi tant d'autres.
Si Andre D. Wagner est un futur grand, il a sûrement beaucoup à nous apprendre. Je suis heureux de vous proposer ces 5 leçons de photographie avec un jeune photographe contemporain, que vous pourrez probablement croiser dans les rues de Bushwick, son quartier à Brooklyn, quand nous aurons enfin la possibilité d'y retourner.
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Discipline
Je dis toujours que j'ai un gros appétit pour la photographie. J'adore faire des photos, que ce soit en commande ou lorsque j'avance sur un travail personnel. Mais il y a aussi la chambre noire et mon studio qui me donnent du travail. J'ai trouvé des astuces, comme utiliser mes matins à bon escient. J'essaie de passer du temps dans la chambre noire ou en studio la plupart des jours de pluie. Pendant l'été, je me lève généralement vers 5 h 45. Donc, si je peux être prêt à 8 ou 9 heures du matin, après avoir fait du sport, pris mon café et envoyé quelques emails, alors je peux développer des films ou photographier toute la journée.
Andre D. Wagner
Devenir photographe impose une discipline, pour continuer à produire longtemps. C'est pour moi le seul moyen de progresser et d'atteindre les 10 000 heures de pratique nécessaires à sa maîtrise.
Je suis un boulimique de la photographie pour une seule raison, parce que j'ai une passion tellement grande pour les photos qui m'émeuvent. Elles me mettent dans un état indescriptible, je ne vois nulle part ailleurs ce sentiment poétique, lyrique, d'harmonie totale.
Je suis déterminé à essayer de produire ce genre de photos moi-même, cela demande beaucoup de travail, donc de la discipline.
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Photographier n'importe où
Si je photographie le matin, je veux essayer de sortir assez tôt pour photographier les gens qui vont à l'école ou au travail. Mais en même temps, l'endroit où je photographie n'a pas d'importance. Je fais des images très variées, donc ma pratique est de photographier où que je sois. Cela pourrait être à l'aéroport, à la fenêtre de ma chambre, dans un ascenseur ou dans une station-service.
Andre D. Wagner
Je crois également qu'il n'y a pas de mauvais endroit pour photographier. Ma pratique s'est trouvée transformée le jour où j'ai décidé de garder tout le temps un appareil avec moi et de pratiquer autant que je le pouvais, tout le temps, partout, quelles que soient les conditions météo.
Photographier est d'abord un processus mental, dirigé autour de soi. On se projette dans sa photographie, c'est pour moi un acte de méditation, d'observation et de pleine conscience. Si je garde un état d'esprit positif, en toutes circonstances, je ferai de meilleures photos.
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Observation et intuition
La photographie est incroyable. Les photos vieillissent incroyablement bien, même si je ne me soucie pas de photographier en pensant à l'avenir. J'essaie d'être en phase et concentré quand je travaille, donc lorsque je suis dans certaines situations, je peux reconnaître quand ce qui se passe est spécial. Vous ne savez jamais ce que les gens vont faire, où ils pourraient aller, ce qui va changer, ce qui restera identique.
Je ne me force pas à comprendre les photographies lorsque je les réalise. Je veux juste m'assurer de bien faire les choses; de cette façon, tout le reste se met en place, inévitablement. Il est très facile de devenir laxiste dans sa pratique.
Parfois, vous vous perdez dans une pensée ou en marchant. Vous regarderez quelque chose et au début, cela vous semblera spécial ou vous donnera simplement une sorte de secousse. Et alors, votre cerveau commence à fonctionner, essayant de comprendre ce qui se passe. Un aspect important de la photographie est qu'elle peut être immédiate. Vous pouvez prendre votre cerveau de vitesse, pour ainsi dire.
Parfois je sors, et puis boum, la photo est là. Je n'ai pas besoin d'utiliser mon cerveau pour attraper ce que j'ai ressenti. C'est une femme, il y a ce poteau, les autres femmes sont blanches, maintenant cette image fait allusion à l'idée de séparation - je n'ai pas besoin de comprendre tout cela quand je photographie. J'ai juste besoin de ce boum initial. Ca suffit pour moi. Évidemment, si l’opportunité se présente, j’essaierai de faire plus de photographies, mais la première est généralement meilleure.
Andre D. Wagner
Hindsight est un terme anglais difficilement traduisible qui représente parfaitement la photographie, il désigne une "sagesse rétrospective". En photographie, la prise de vue est par essence intuitive. La vision et la compréhension du monde que l'on a lorsque l'on se concentre pour prendre des photos est instantanée. On a pas le temps de verbaliser, encore moins de penser ou réfléchir à ce que l'on fait. L'analyse des photos et l'identification d'un message, d'une symbolique ou d'une harmonie graphique vient à l'édition et à la sélection de photos.
L'édition de ses photos et le travail d'analyse d'autres photographes est un conditionnement qui me permet d'affuter mes intuitions à la prise de vue.
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Être présent
Si vous faites les choses correctement, vous aurez une image à regarder pour toujours. C'est pourquoi j'aime travailler avec des appareils argentiques, car je n'ai pas d'écran qui m'oblige à essayer de comprendre les images alors que je suis en train d'essayer de les faire. Lorsque je suis en studio ou en chambre noire pour regarder les images, c’est là que je critique les photographies; c’est là que je modifie. La vie n'est pas la photographie. La vie est là où vous voulez être.
Andre D. Wagner
Je travaille peu en argentique et n'ai aucune expérience de développement en chambre noire. Mais je me sens totalement concerné par cette philosophie de la photographie. Il est plus important de vivre l'instant dans lequel je suis que de le photographier. Si je n'ai pas réussi la photo que j'espérais, ce n'est pas grave. Il en viendra d'autres, j'ai appris à les laisser passer. Je préfère toujours passer un bon moment, et si une image qui mérite le détour vient avec, c'est un beau cadeau.
Mon seul moyen pour me forcer à être plus présent est de désactiver complètement l'affichage des photos sur l'écran de mon appareil, et j'essaye de ne pas le regarder, même quand je crois avoir une bonne image. J'attends éventuellement une pause pour regarder les photos en lot.
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Rester ouvert
Je pense à ma position dans le monde et aux expériences que j'ai vécues. Mais je ne me promène pas dans les rues à la recherche d'une image qui crie "racisme" ou qui est à propos de la race. Cela fait partie de l’absorption du monde et de l’utilisation de ce qui se présente ou, je suppose, de ce qui est caché dans le flux du temps. Je suis coincé avec moi-même, donc je sais que mes photos viendront. Si je me mets à la recherche de certaines images, je me fermerais aux découvertes.
Je suis ici en respectueux désaccord. Il me semble tout à fait compatible de chercher des images dans un style particulier ou destinées à un projet spécifique tout en restant ouvert aux découvertes. Je suppose que c'est simplement une manière différente d'appréhender la pratique du travail en projet.
Ce qui m'intéresse ici est ce qu'évoque Andre D. Wagner quand il dit qu'il est "coincé avec lui-même". Nous sommes tous coincés avec notre ego, même si nous n'en sommes pas tous autant conscients. Je crois profondément qu'il est important de travailler sur un projet qui m'est personnel pour des raisons intimes, qui raisonne avec qui je suis et mon histoire.
Dans cet esprit, il me semble essentiel de photographier autour de chez moi, là où je vis. Mon quartier, ses habitants, mes voisins, ma famille, seront toujours mes premiers sujets en photographie, parce que je suis coincé avec moi-même.
Photo Andre D. Wagner
Photo Andre D. Wagner
Comment rester inspiré
Le principal obstacle en photographie est de rester chez soi pour de mauvaises raisons. Vous aurez peut être peur d'aller vous confronter aux autres, peut-être que la météo n'est pas clémente, peut être que vous avez décidé de manière totalement arbitraire que vous devez photographier à la tombée du jour, alors que vous êtes en couvre-feu.
Peut-être que vous avez décidé de travailler sur un projet qui ne contient que des paysages alors que vous vivez dans une grande ville. Peut-être que vous prenez le prétexte d'un futur voyage, et vous commencerez à photographier là bas. Et je ne vous parle même pas de la bêtise de croire que nous avons besoin d'une optique ou d'un nouvel appareil. Je connais ce problème, je crois qu'il ne me quitte jamais vraiment : nous trouvons toujours une raison de ne pas photographier.
Il me semble pourtant essentiel de toujours continuer à produire des photos, le plus souvent possible. En premier lieu, c'est le seul moyen de progresser et d'élever le niveau de ses photos. Pour progresser, il convient de produire beaucoup pour chercher une expertise. Cette expertise ne s'acquiert qu'avec un gros volume de pratique dans les bonnes conditions. C'est à dire qu'il convient de photographier beaucoup en cherchant à produire des photos d'une qualité exceptionnelle.
Arrive alors la question évidente quand on a posé ces principes : comment savoir si sa production va dans la bonne direction ?
Ce qui est fabuleux en photographie, c'est que la source d'inspiration pour trouver des sujets à photographier, chercher des projets photographiques à mener, pour contrer toutes les fausses raisons que l'on se donne ET pour viser un niveau exceptionnel est toujours la même :
Lire des livres photo des grands photographes.
Lire des livres photo vous montrera le niveau à atteindre. Si vous analyser les photos pour ce qu'elles sont et pas uniquement le sentiment qu'elles vous procurent, vous pouvez en déduire la manière dont elles ont été produites. Et ainsi, vous améliorerez vos propres photos.
Lire des livres vous montrera ce qui a déjà été fait par les plus grands. Cela ne vous empêchera pas de continuer à photographier les mêmes sujets ou des projets similaires. Vous saurez simplement où vous situer et pourrez essayer d'apporter une petite pierre à l'édifice. C'est tout ce que nous pouvons espérer.
Lire des livres vous montrera qu'une grande majorité des livres photo des grands maîtres de la photographie ont été produits là où ils ont vécu. Commencez à photographier en bas de chez vous. Commencez par photographier votre quotidien. La photographie, c'est ce à quoi vous avez accès. Tout est déjà là, autour de vous.
Mon dernier conseil sera de vous dire d'utiliser l'appareil que vous connaissez le mieux, avec une seule optique fixe, aussi longtemps que vous pourrez. Photographier c'est d'abord voir, on voit mieux quand on est habitué à une focale.
Personnellement, je me suis séparé de 80% de mes livres photo quand j'ai quitté la France pour le Brésil. Mais depuis que j'ai posé le pied à Salvador, c'est un livre photo par mois minimum. C'est la première ligne de mon budget. Et bien souvent c'est un livre par semaine. Avec l'importation fréquente et les temps de transport Brésiliens, je reçois parfois mes livres après plusieurs mois, c'est toujours une bonne surprise. Et quand je reçois un livre, j'en commande immédiatement un autre.
Pour rester inspiré, achetez des livres.
La livraison du jour :
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5 leçons de Photographie avec Stephen Shore
Stephen Shore (né en 1947 à New York) est un photographe américain célèbre pour avoir participé à partir de 1972 à la reconnaissance de la photographie couleur comme art à part entière dans les musées et les galeries d'art à une époque où le noir et blanc était encore prédominant.
Il est notamment connu pour avoir eu trois photos achetées par Edward Steichen, administrateur du Museum of Modern Art (MoMA) de New York alors qu'il n'avait que 14 ans. Par ailleurs, il rencontre à 17 ans Andy Warhol, et photographie la Factory et son monde de 1965 à 1968.
Stephen Shore se considère avant tout comme un artiste, il s'est insurgé contre l'esthétisme qui dominait la photographie américaine de l'époque. Pour lui, tout mérite d'être photographié, sans distinction aucune. Son œuvre est ainsi constituée de photographies de paysages aussi bien que de clichés de ses repas dans des hôtels miteux du Texas. Sa démarche était particulièrement novatrice, et comme pour son contemporain William Eggleston, le choix de la couleur participe de cette lutte contre l'esthétisme, au profit d'un regard plus objectif sur la réalité de l'Amérique.
Stephen Shore est également un des meilleurs professeur de photographie qu'il m'ait été donné de découvrir. La simplicité et la pertinence de l'analyse qu'il propose dans son livre "Leçon de Photographie" en font pour moi un livre majeur. Les principes expliqués sur la nature d'une photographie sont essentiels pour tout débutant en photographie.
Parmi les différentes interviews de Stephen Shore, je vous propose ici les passages que j'ai trouvés les plus intéressants de ses échanges avec David Campany, écrivain et curateur d'expositions.
Ambition et inspiration
David Campany : Avez-vous reçu un quelconque enseignement artistique à l'école?
Stephen Shore : Non. J'avais pris des cours d'Art, mais je ne crois pas qu'il y ait une quelconque relation avec mon intérêt pour les photographies. [...] Je développais les instantanés familiaux dès l'âge de 6 ans, vers 8 ans j'ai naturellement commencé à prendre des photos.
DC : Ça peut être un avantage, de n'arriver sans aucun bagage ou histoire avec le medium.
SS : Oui. Si vous avez de l'ambition.
DC : Votre ambition culturelle venait d'où ?
SS : Nous vivions dans une maison d'appartements, l'homme vivant à l'étage était très cultivé-à la tête d'un label de musique. Il connaissait mon intérêt pour la photographie, et pour mon dixième anniversaire il me donna un exemplaire d'American Photographs de Walker Evans.
DC : Wow, commencer au sommet. C'est un livre difficile à beaucoup de points de vue.
SS : Oh oui. Je suis reconnaissant qu'il m'ait donné cette avance. Ma vie aurait été changée s'il m'avait donné un autre livre, plus accessible.
in WAYS OF MAKING PICTURES, interview by David Campany
L'ambition est un caractère qui me paraît essentiel pour quiconque a des vocations artistiques dans sa photographie. À dire vrai, probablement pour tout type de photographie.
L'ambition ne correspond pas nécessairement à la volonté d'être exposé ou d'être choisi par les personnes qui dirigent des musées. Quand je parle d'ambition, je pense plutôt au "niveau" de photographie qu'un photographe est susceptible d'atteindre.
Pour produire vos meilleures photos, il est nécessaire d'en avoir l'ambition, parce que cela implique beaucoup de travail. Un travail d'analyse sur les éléments formels qui constituent vos photos, de la composition aux effets de planéité, en passant par tout ce qui constitue la nature d'une photographie. Un travail sur la symbolique et le sens du message ou de l'émotion qui est transmise par vos photos. Un travail gigantesque à la production et à l'édition et la sélection des photos.
Pour la prise de vue, ne vous trouverez des photos exceptionnelles qu'en les cherchant, et en ayant effectué le travail nécessaire sur l'analyse et l'édition de photos.
Photo Stephen Shore - American Surfaces
Photo Stephen Shore - American Surfaces
Photo Stephen Shore - American Surfaces
Photo Stephen Shore - American Surfaces
Lumière et profondeur de champ
David Campany : Beaucoup de photographes ont un problème avec les hautes lumières, les ciels bleus et les tonalités dramatiques des ombres, mais c'est exactement ce que vous préférez.
Stephen Shore : Pour moi, cette lumière du Sud-Ouest Américain communique une clarté d'esprit, donc il y a une attirance psychologique. Ce n'en est pas simplement un symbole, mais aussi une représentation. Aussi, si vous travaillez dans cette lumière assez longtemps, vous devez apprendre à intégrer picturalement ces ombres pour qu'elles ne deviennent pas dominantes dans la photo. Il faut tenir compte structurellement des ombres.
DC : La raison pourrait être aussi physiologique ? Avec beaucoup de lumière, nos pupilles sont plus petites, donc la profondeur du champ de vision est beaucoup plus longue.
SS : Quand on se concentre pour un problème de mathématique, ou pour prendre des photos, les pupilles se dilatent naturellement, et réduisent la profondeur de champ. Quand je me concentre pour prendre une photo, je comprends qu'un espace en trois dimensions se réduit au plan de l'image. Avec les pupilles dilatées, je ne suis pas capable de voir la relation entre l'arrière-plan et le premier plan. Il faut se familiariser avec cela pour que ce ne soit plus une contrainte mentale.
in WAYS OF MAKING PICTURES, interview by David Campany
Stephen Shore évoque ici le travail accompli pour l'exposition puis le livre American Surfaces.
La photographie est en premier lieu une expérience physique, "voir" vient avant la photographie. Il est intéressant de constater que les conditions atmosphériques, la météo, la température, l'humidité ou la pression atmosphérique, vont influencer votre manière de voir.
Cela me rappelle également les nombreux voyages photo où je répète inlassablement qu'une mauvaise météo n'existe pas, il n'y a que ce que nous en faisons en photo.
Photo Stephen Shore - Uncommon Places
Photo Stephen Shore - Uncommon Places
Photo Stephen Shore - Uncommon Places
Photo Stephen Shore - Uncommon Places
Photo Stephen Shore
Photo Stephen Shore
Photographier en couleur
Stephen Shore : Alors que je travaillais sur 'Uncommon Places' en couleur, je déjeunais avec Paul Strand qui me dit, avec la politesse d'un ancien qui parle à un jeune artiste, que l'on ne pouvait pas communiquer les plus hautes émotions en couleur.
David Campany : C'était une opinion bien ancrée à l'époque.
SS : Je me souviens avoir pensé : Que penserait Kandinsky de cette phrase?.
DC : Même s'ils n'étaient pas enthousiastes avec la couleur, beaucoup de photographes étaient équivoques. Walker Evans avait publié de la couleur depuis 1945, mais continuait à dire que c'était vulgaire et uniquement viable artistiquement si le sujet était la vulgarité d'objets ou de surfaces fabriqués par l'homme.
SS : Je comprends ça. Au début des années 80, j'ai réalisé que photographier en couleur la nature jamais touchée par l'homme, est très difficile. Cela pose beaucoup de problèmes. Ceux qui venaient voir mes photos à l'exposition et voyaient simplement une sorte de papier peint. J'ai montré ces photos beaucoup plus récemment, en proposant des tirages légèrement plus grands et encadrés. Ça a retiré le côté "instantanés" mais donné plus de place au spectateur pour bien regarder chaque photo attentivement et la série comme un ensemble.
in WAYS OF MAKING PICTURES, interview by David Campany
Il est curieux aujourd'hui d'essayer de comprendre comment la photographie en couleur a pu être tant dénigrée à une époque pas si lointaine.
Je trouve également passionnant le passage final où Stephen Shore montre l'importance du contexte dans l'expérience d'une photographie pour le spectateur. Un tirage plus grand, un peu d'espace entre les photos, et le sentiment n'est plus le même pour celui qui voit votre travail.
Cela montre également l'importance de penser une série de photographie pour un projet ou une exposition. Chaque photo est importante, son positionnement dans la série l'est aussi parce que le ressenti sur une photo perdure sur la suivante. Enfin ne croyez pas que la taille ou la qualité du tirage soit anodin. J'ai toujours tendance à penser "grand tirage, gros ego" :) mais c'est bien sûr parfois justifié.
Photo Stephen Shore
Photo Stephen Shore
Photo Stephen Shore
La valeur esthétique du sujet
Stephen Shore : J'étais convaincu que la teneur psychologique d'une photo est partiellement communiquée à travers sa structure, que la structure n'était pas seulement une manière de rendre beau quelque chose qui était là, mais qu'elle faisait intégralement partie de l'aspect physique de l'expérience de voir une image.
Je me souviens, en conduisant dans le New Jersey sur une autoroute quelconque, je pouvais voir le World Trade Center depuis une longue distance, et depuis certains angles cela donnait l'impression que les tours étaient trop éloignées et que les proportions étaient fausses. Avec un autre angle, elles étaient rapprochées et ça paraissait naturel. Ce n'est pas une question de savoir si un angle ou l'autre est vrai ou faux, mais qu'il y a des connections physiques, émotionnelles, psychologiques qui se font avec certaines proportions.
D'un autre côté, je ne suggère pas du tout que cela précède le fait, par exemple, qu'une de mes photos où il y a une enseigne d'un restaurant appelé Sambo's, ce qui est clairement raciste.
David Campany : Si on retourne à l'avant-garde des années 20 et 30, on pourrait dire qu'il y avait deux objectifs : montrer la beauté où l'on pensait qu'il n'y en aurait pas, et montrer ce qui n'allait pas avec le monde. Dans les décennies après la seconde guerre mondiale, la photographie sérieuse a commencé à prendre comme sujet principal la vie de tous les jours. Le monde n'est pas sauvé en étant transformé en photo, mais il y a eu la découverte d'une beauté extraordinaire dans des choses ou scènes qui étaient à peine pensées avec une valeur esthétique.
in WAYS OF MAKING PICTURES, interview by David Campany
Si vous avez des aspirations artistiques dans votre photographie, la recherche esthétique sera forcément une question à un moment ou un autre. L'esthétique ne précède pas le message.
Ce n'est pas parce que vous proposerez un paysage en pause longue avec une composition parfaite du bord de mer en Islande que vous échapperez à la symbolique des photos d'Islande en 2021 : c'est un lieu devenu extrêmement fréquenté par des touristes jusqu'au début de l'année 2020, pour l'instant abandonné par une pandémie.
Le choix du sujet et ce qu'en montre une photo prédomine dans l'expérience d'une photographie. Pourtant, l'esthétique est essentiel pour en sublimer le message. La recherche esthétique doit pourtant être au service de votre démarche et de ce que vous souhaitez exprimer.
Photo Stephen Shore - Transparencies
Photo Stephen Shore - Transparencies
Photo Stephen Shore - Transparencies
Photo Stephen Shore - Transparencies
Photo Stephen Shore - Transparencies
Une photo est une illusion
Stephen Shore : Quelque part au milieu des années 80, se posa à nouveau pour moi la dernière question formelle essentielle. Parfois je tombais sur une photo qui donnait à voir une illusion convaincante d'un espace en trois dimensions.
David Campany : Qu'est-ce que cela veut dire "une illusion convaincante d'un monde en trois dimensions" ?
SS :J'utilise ces mots parce que je sais que je suis en train de regarder un bout de papier plat. Donc, c'est une illusion. Je ne suis pas en train de regarder à travers une petite fenêtre un monde miniature. Je dis "illusion" parce que c'est une illusion.
in WAYS OF MAKING PICTURES, interview by David Campany
Pendant dix ans, Stephen Shore se consacra presque exclusivement aux paysages, à la nature. Cette période du travail de Stephen Shore me renvoie aux évolutions de ma photographie depuis 10 ans.
J'ai d'abord été porté dans mes premières années par la volonté farouche d'être dans un démarche narrative, je voulais écrire et photographier et je rêvais de photojournalisme. Je me suis accompli dans un autre secteur, en travaillant pour des agences ou des magazines de voyage.
Du côté de ma photographie plus personnelle, j'ai toujours été un témoin de la rue, du fourmillement de la ville et de ses habitants. Je ne photographiais qu'en noir et blanc. Et pourtant, ce sont des photos d'architecture en couleur, prise sur trépied, de la ville vidée de ses habitants qui ont été propulsées à la vue d'un public plus large. Ces photos m'ont porté pendant 4 ans et je ne travaillais presque plus en photographie de rue.
Aujourd'hui, je suis forcément impacté par le pays où je vis, sa lumière et ses ambiances. Je ne pourrais pas imaginer photographier sans couleurs et sans les compositions plus complexes que je recherche à Salvador.
Photo Stephen Shore
Photo Stephen Shore
Photo Stephen Shore
Photo Stephen Shore
Ma première ville déserte
Novembre 2014, Paris.
En quelques semaines, je sens que ma vie a changé. Je reviens d'un voyage à New-York et Londres où j'ai filmé des entretiens de directeurs d'hôtels pour le projet d'un ami. C'est un projet ambitieux, compliqué à produire, qui est surtout séparé en deux temps, nous devons le terminer en janvier quelques semaines plus tard en Asie et au Moyen-Orient.
Pour la première fois de ma jeune carrière de photographe j'ai de quoi travailler pendant plusieurs mois. Jusque là je n'ai eu que des petites missions, trop rares pour que je puisse dire que la photographie est ma profession. C'est en arrivant à Paris que je prends la meilleure décision de cette nouvelle vie.
Pont des Arts - Desert in Paris, 2014 - Photo Genaro Bardy
Point de non retour
Je vais annoncer à tous ceux que je croise que je suis photographe. Je suis en plein syndrome de l'imposteur, mais je sens que c'est le moment où jamais. Je change tous mes profils sur les réseaux sociaux, Facebook, Linkedin, Instagram, Twitter. Je refonds totalement mon site et prépare des portfolios pour intéresser des clients potentiels dans le secteur du tourisme ou du voyage.
Instantanément, des contacts anciens d'agences de communication qui font le gros de mon réseau me proposent des projets. Je commence à remplir l'agenda de portraits, reportages ou de petits films publicitaires. J'appuie encore plus cette décision en proposant à tous ceux que je rencontre de travailler gratuitement si leurs moyens sont trop limités. Mon objectif est de travailler au maximum. En quelques semaines je travaille 7 jours sur 7, et j'ai toujours un projet à communiquer pour intéresser de nouveaux clients.
Quai des Orfèvres - Desert in Paris, 2014 - Photo Genaro Bardy
Point de côté
Mais cette période de l'année est particulière, je n'ai rien à faire pour les deux dernières semaines de décembre, avant de repartir filmer ce premier gros projet. La déduction est évidente : je vais travailler sur un projet personnel, sur des photos qui j'espère pourraient intéresser un public plus large.
Dans mes lectures, je note qu'un bon moyen de commencer est de d'abord travailler en bas de chez soi, ce sera donc Paris. Et je commence à penser aux photos qui ont eu le plus de succès depuis que je partage mon travail. Je le sais bien, ce sont les photos prises la veille d'un ouragan à New York en 2011, quand la ville se vidait avec le couvre feu. Certaines photos avaient alors été beaucoup partagées, au point d'arriver en page d'accueil de Flickr.
La question se pose alors : comment arriver à obtenir des photos de Paris désert ? Je vais faire ces photos pendant les fêtes, peut être que la nuit de Noël les gens sont chez eux et personne ou presque n'est dehors. Essayons.
Pont Alexandre III - Desert in Paris, 2014 - Photo Genaro Bardy
Point de bascule
Il est impossible de décrire le sentiment de joie intense que j'ai ressenti cette nuit de Noël. Je trouvais les photos incroyables, j'étais persuadé que ces photos allaient me lancer et me permettre de vivre longtemps de la photo. Ce que je ne savais pas, c'était les chemins de traverse qu'elles allaient prendre.
J'ai écrit à tous les magazines auxquels j'ai pu penser, du plus prestigieux au plus anodin. Le problème n'était pas tant les réponses négatives, en réalité je n'ai reçu AUCUNE réponse. L'hiver avançait et je n'imaginais pas ces photos prises à Noël être publiées en été. J'ai alors fait ce que je savais faire : les publier sur Facebook, sur mon blog, et les proposer gracieusement à un seul gros blog, en espérant qu'il soit partagé.
Le premier jour de publication des photos de Paris Désert, alors que je commençais à écrire aux amis pour qu'il partagent cet article, j'ai été totalement dépassé. Les photos étaient reprises par une quantité invraisemblable de blogs, notamment Fubiz dont je rêvais en secret depuis si longtemps. Le lendemain des médias "classiques" et beaucoup plus puissants prenaient le pas. L'album Facebook faisait 50 000 vues en quelques jours, les articles avaient jusqu'à 10 000 partages, j'avais du mal à répondre à tout le monde.
Quand je commençais la photographie, je rêvais que des photos fassent le tour du monde. Deux ans plus tard, New York désert était repris par près de 200 articles en 12 langues. Ce sont les photos qui m'ont permis les rencontres et presque tous les projets de mes premières années de photographe.
Et je sais que ces photos existent avec ma décision de travailler coûte que coûte, de produire toujours plus et tout le temps, puis avec la décision de les distribuer gratuitement pour qu'elles puissent être vues.
Pont d'Iéna - Desert in Paris, 2014 - Photo Genaro Bardy
Place du Tertre - Desert in Paris, 2014 - Photo Genaro Bardy
Manières de voir - de John Berger
Ce texte est une traduction libre par votre serviteur des premières pages de l'essai de John Berger dans le livre 'Ways of Seeing'. Si vous voulez poursuivre la lecture, je ne saurai trop vous recommander de vous procurer Ways of Seeing en version originale ou en Français.
Voir vient avant les mots. Un enfant regarde et reconnaît avant de parler.
Mais il y a aussi un autre sens à cette proposition selon laquelle voir vient avant les mots. C’est la vue qui établit notre place dans le monde qui nous entoure ; nous expliquons ce monde avec des mots, mais les mots ne pourront jamais dépasser le fait que nous sommes entourés par ce monde. La relation entre ce que nous voyons et ce que nous savons n’est jamais figée. Chaque soir nous voyons le soleil se coucher. Nous savons que la terre tourne pour cacher le soleil. Et pourtant, le savoir, l’explication, ne correspondent jamais vraiment à ce que nous pouvons voir.
Le peintre surréaliste Magritte montra ce décalage permanent entre les mots et la vue dans une peinture appelée “La clef des rêves”.
La manière dont nous voyons les choses est transformée par ce que nous savons ou ce en quoi nous croyons. Au moyen-âge, quand les hommes croyaient en l’existence physique de l’enfer, la vue du feu devait signifier quelque chose de différent du sens que nous lui donnons aujourd'hui. Ainsi, leur idée de l’enfer devait beaucoup à la vue du feu brûlant et des cendres qui en résultent, ainsi qu’à leur expérience de la douleur d’une brûlure.
En amour, la vue de l’être aimé est une expérience entière dont les mots ne pourront jamais rendre compte. Seul l’acte d’amour peut temporairement s'accommoder temporairement de ce sentiment.
Et pourtant cette vue qui vient avant les mots, et qui ne peut jamais être pleinement décrite par eux, n’est pas seulement une réaction mécanique aux stimuli. On ne peut penser à la vue mécaniquement que si l’on isole de la vue la petite partie qui concerne la rétine. On ne voit que ce que l’on regarde. Voir est un choix. La conséquence de ce choix est que ce que nous voyons devient accessible, et je ne parle pas ici d’accessibilité par le toucher. Toucher quelque chose, c’est entrer en relation avec cet objet.
Fermez les yeux, déplacez-vous dans la pièce et notez comment la faculté de toucher est une forme statique et limitée de la vue. Nous ne regardons jamais juste une seule chose ; nous sommes toujours en train de regarder la relation entre ce que nous regardons et nous-mêmes. Notre vue est toujours active, en mouvement constant, elle contient en permanence les choses dans un cercle autour d’elle-même, la vue constitue ce qui est présent pour nous tels que nous sommes.
Rapidement après notre capacité à voir, nous réalisons que nous pouvons également être vus. L'œil des autres se combine avec le nôtre pour rendre complètement crédible que nous faisons partie du monde visible.
Si nous acceptons le fait de pouvoir voir cette colline là-bas, nous acceptons le fait de pouvoir être vus depuis cette colline. La nature réciproque de la vue est plus fondamentale que celle du dialogue écrit ou parlé. Et souvent, le dialogue est une tentative de verbaliser ceci, une tentative d’expliquer comment “vous voyez les choses”, littéralement ou métaphoriquement, et une tentative de découvrir comment “l’autre voit les choses”.
Au sens que nous emploierons ici, une image est toujours fabriquée par un être humain.
Une image, c’est la vue qui a été recréée ou reproduite. C’est une apparence, ou une série d’apparences, qui a été détachée du lieu et du temps dans lesquels elle fit son apparition et fut préservée - ce temps peut aussi bien être quelques jours ou quelques siècles. Chaque image contient une manière de voir. C’est également vrai pour une photographie.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, une photographie n’est pas un enregistrement mécanique. Chaque fois que nous regardons une photo, nous sommes conscients, quand bien même infiniment peu, que le photographe choisit de voir ainsi parmi des possibilités infinies.
Ceci est également vrai pour les photos les plus triviales, avec des instantanés dans un cadre familial. La manière de voir du photographe se réfléchit dans son choix du sujet et ce qu’il inclut ou exclut du cadre. Et pourtant, alors que chaque photo contient une manière de voir, notre perception ou appréciation d’une photo dépend aussi de notre propre manière de voir.
Les images ont d’abord été faites pour conjurer l’apparence de quelque chose d’absent. Progressivement, il parut ensuite évident qu’une image pourrait survivre à ce qu’elle représente; ainsi elle montrait comment quelque chose ou quelqu’un apparaissait auparavant, et donc comment il avait été vu par d’autres personnes.
Plus tard encore, la vision spécifique du fabricant de l’image fut également reconnue comme faisant partie de l’image. Une image devint un enregistrement de comment X a vu Y. Ceci était le résultat d’une conscience individuelle toujours plus importante, accompagnée d’un sens de l’histoire lui aussi toujours plus grand. Il serait difficile de dater précisément cette prise de conscience, mais elle existe certainement en Europe depuis le début de la Renaissance.
Aucune autre relique, aucun autre texte venus du passé ne peut offrir un témoignage plus direct du monde qui entourait nos ancêtres d’une autre époque. Les images sont plus précises et plus riches que la littérature. Dire ceci ne nie en rien la qualité expressive ou imaginative de l’art en question, en ne le considérant que pour son témoignage documentaire. Plus l’art est expressif et imaginatif, plus nous pouvons partager l’expérience et la vision particulière de l’artiste.
Ce texte est une traduction libre par votre serviteur des premières pages de l'essai de John Berger dans le livre 'Ways of Seeing'. Si vous voulez poursuivre la lecture, je ne saurai trop vous recommander de vous procurer Ways of Seeing en version originale ou en Français.
5 Leçons de photographie avec Sabine Weiss
Les photographes dont les photos parviennent à m'émouvoir à chaque fois sont rares. Ces rencontres sont précieuses, je tenais à vous partager cette découverte récente de Sabine Weiss.
Sabine Weiss, née Sabine Weber le 23 juillet 1924 à Saint-Gingolph, est une photographe d'origine suisse naturalisée française en 1995. Elle est, aux côtés de Robert Doisneau, Willy Ronis, Édouard Boubat et Izis, l'une des principales représentantes du courant de la photographie humaniste française.
Je ne prétends pas explorer ici l'entièreté de l'immense carrière de Sabine Weiss. Je préfère extraire de mes quelques recherches cinq enseignements qui ont résonné et qui peut-être parleront aux photographes qui lisent ce blog. Sans attendre, voici les 5 leçons de photographie de Sabine Weiss.
Photographe artisan plutôt qu'artiste
Un photographe n'est pas un artiste, c'est d'abord un artisan. Je passais du coq à l'âne en permanence. J'ai fait beaucoup de photographies humanistes, mais je préfère me qualifier d’artisan photographe, car j’ai aussi fait d’autres types de photographies qui requièrent plus de technique. Tout ce que je faisais en couleur, pour la publicité ou la mode, était bien plus compliqué que le noir et blanc à la sauvette !
Sabine Weiss
J'ai gardé en mémoire cette phrase de mon ami photographe Groisillon Alain Roupie : "Je suis un photographe limace, je laisse ma bave partout".
J'ai eu la chance de travailler pour des magazines, pour des associations, dans le voyage ou la voile, avec des enfants, des ados ou des personnes plus âgées, j'ai pu faire des images dans la rue, sur des événements ou en studio, en reportage, en documentaire ou pour de l'actualité. Quelle que soit la situation, c'est toujours passionnant.
Aujourd'hui, j'ai réduit mes activités à l'enseignement à distance et à la production de livres, mais ça n'enlève en rien ma volonté un jour de continuer à me mettre au service d'intentions créatives de clients qui ont besoin de mes photos avec un objectif précis. Du moment que la photo est ma vie, je me considère heureux.
Je garde aussi au creux de mon cœur ce souvenir de voir travailler un autre de mes mentors, Hervé Hugues. À chaque instant, à chaque lieu que nous visitions entre Naples et Séville, il avait cette capacité de produire un volume incroyable de photos remarquables, parfaites. Il semblait savoir répondre à toutes les situations.
Comme Sabine Weiss, je nous crois artisans de l'image, fabricants de photographie. Les projets personnels et artistiques sont fabuleux à créer et accomplir, mais je crois aussi que l'on peut trouver des photos exceptionnelles quand on produit pour les autres.
Je n’aime que les photographies prises dans la rue, au hasard des rencontres, car alors j’étais libre et parce qu’il s’agit d’êtres humains. Mais lorsqu’on me demandait de photographier des ministres, des tableaux ou des usines, je le faisais. Vous savez, je n’ai pas été malheureuse de faire de tout.
Sabine Weiss
Si je le pouvais, je serais dans la rue chaque jour pour rencontrer des gens et des photos. D'ici là, je resterai un artisan de l'image.
Photo Sabine Weiss
Photographier l'instant
Contrairement à Doisneau ou Brassaï, les photographies de rue et les reportages de Sabine Weiss n'étaient jamais mis en scène. Je me retrouve complètement dans cette démarche, même si j'admire cet autre modèle qui consiste à mettre en scène autant que possible, comme Steven Mc Curry.
Toutes les photos que je prends sont entièrement dans l'instant. Ce que j'aime faire est un instantané. Même s'il n'y a personne, j'aime le click, click, click. Je n'attends jamais.
Sabine Weiss
Je crois que c'est avant tout une question de personnalité. Préférer l'instant tel qu'il se présente est un choix qui a des conséquences sur la manière de produire ses photos. Préférer l'instant n'empêche pas de mettre en scène, par exemple pour un portrait, mais cela pousse au maximum à la discrétion si vous voulez vous approcher.
Par ailleurs, je n'hésite pas à prendre des libertés avec la vérité en effaçant certains éléments si cela peut rendre une photo meilleure, et que je ne travaille pas sur un sujet lié à l'actualité (ce qui ne m'est plus arrivé depuis longtemps).
Enfin, en situation de reportage où ma présence est connue et acceptée, comment savoir à quel point la personne devant l'objectif "joue" son rôle? Non, vraiment, ce n'est pas une histoire d'honnêteté, seulement de goût et de procédé. Ce sont simplement les images que je préfère.
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
La photographie de rue est devenue impossible
Selon Sabine Weiss, il est impossible aujourd'hui de prendre des photos dans la rue tel qu'elle le faisait, prenant exemple du jour où elle a voulu prendre en photo une fillette dans un bistro :
Le père a vu que j'avais photographié sa fille. Ils me sont tombés dessus avec un copain, j'ai dû enlever la photo de mon appareil. Ils m'ont dit, heureusement que vous avez l'âge que vous avez, sinon on vous cassait la gueule.
Sabine Weiss
Je suis en respectueux désaccord. Mon expérience m'a montré qu'il est toujours possible de prendre des photos dans la rue. Je trouve même que la photographie de rue est un art nécessaire qui relate de notre époque, même si les photos sont noyées dans les millions qui sont produites chaque jour.
C'est un fait, la mauvaise compréhension de ce qu'est le droit à l'image et l'évolution parfois très négative de notre rapport à l'image a des conséquences. Mais je crois aussi qu'en expliquant sa démarche, en restant droit dans ses bottes tout en étant pédagogique si nécessaire, on peut produire, garder et publier des photographies prises dans la rue. Même des photos dites humanistes.
Ces photographies sont peut-être devenues plus difficiles, mais pas impossibles.
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Le noir et blanc est plus facile
J'ai une passion constante pour le noir et blanc, qui revient fréquemment dans ma vie de photographe par périodes plus ou moins longues. Des photographies en couleur qui résistent à l'épreuve du temps sont pour moi plus rares à trouver et plus difficiles à produire.
J’aime le noir et blanc mais au départ ce n’était pas un choix. Il ne faut pas oublier qu’au début de ma carrière, il n’y avait pas de film couleur. Quand ils sont arrivés, ils étaient lents et difficiles à utiliser. Il fallait des films différents pour l’extérieur et l’intérieur. De plus, on ne pouvait pas mélanger les lumières. Les résultats étaient atroces. Avec les photographes de l’époque, on utilisait donc le noir et blanc car c’était plus rapide mais aussi par habitude. Au final, tout mon travail lucratif de commande est en couleur tandis que mes photographies intimes et personnelles sont en noir et blanc.
Sabine Weiss
Le noir et blanc, d'abord, c'est plus facile à faire. Ca donne l'occasion de surprendre des scènes qui me touchaient plus. Des sujets qu'on voit, qui vous touchent, que vous ne mettez pas en scène. Les gens ne voient même pas que vous photographiez, et s'ils le voient ils sourient. Si vous dites quelque chose, ils posent.
Sabine Weiss
Sabine Weiss nous parle ici d'un temps que beaucoup d'entre nous ne peuvent pas connaître. Le noir est blanc n'est plus une contrainte ou imposé, c'est devenu un choix artistique.
En revanche, je crois qu'il est plus facile d'apprendre la photographie et les particularités de la nature d'une image quand on ne s'encombre pas l'esprit avec la couleur. À titre personnel, j'ai commencé presque exclusivement en noir et blanc pendant quelques années et n'ai développé quelques compétences en couleur qu'en devenant professionnel, croyant (sûrement à tort) que le noir et blanc me limiterait.
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Le portrait fugitif
Le portrait est une de mes activités favorites en photographie. Les outils sont les mêmes, mais la pratique est absolument différente, et tout aussi passionnante.
Pour réaliser un portrait, il faut aller vite, c'est très fugitif. Il y a des personnalités qu'on peut diriger, comme Joan Miró, qui avait beaucoup de fantaisies. Par contre, je n'aurai jamais demandé à Giacometti de faire quoi que ce soit. La vie d'un photographe est remplie d'anecdotes.
Sabine Weiss
Pour moi un bon portrait est d'abord une rencontre, il dépende de la qualité de la relation que vous arriverez à établir avec la personne photographiée. C'est aussi une recherche constante et une improvisation permanente avec l'environnement.
J'ai eu la chance de tellement de rencontres merveilleuses en commande pour des portraits, je pourrai ne produire que cela.
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Photo Sabine Weiss
Interviews
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https://youtu.be/qKX5fwfGT08
Photo Sabine Weiss
La ville sans fin
Explorer Tokyo est une histoire sans fin. Si Tokyo commence les yeux écarquillés, elle donne vite le sentiment de ne jamais finir, d’avoir toujours quelque aventure à proposer, quelque soit le quartier dans lequel je me trouve.
Tokyo a toutes les caractéristiques d’un endroit familier, d’une ville que je crois connaître. Je reconnais le gigantisme de New York ou de Shanghai, je ressens la douceur mystique de Rome, la gastronomie de Paris, je me perds dans des malls qui pourraient être à Singapour. Mais dans son ensemble, Tokyo est Sui Generis, unique en son genre.
Les sensations qui cohabitent sont extrêmes, pleines de contrastes. Je me sens comme un enfant qui ouvre à peine les yeux et qui ne voit que le contraste. C’est ce contraste permanent entre des expériences qui ne vont pas ensemble qui me donne la sensation presque instantanée d’être perdu, d’avoir perdu chacun de mes sens.
On se plairait à peindre Tokyo comme un espace de coercition terrible avec la robotisation, le consumérisme galopant, la déprime contrainte, l’esclavage salarié et la culture Japonaise comme une apologie du repli méditatif et de la soumission, mais Tokyo est aussi une ville excentrique, rebelle, moqueuse et désobéissante. Ainsi je vous propose de vous perdre avec moi dans Tokyo et de suivre les traces d’une expérience de 36 heures dans cette ville interminable.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Le son du silence
Se perdre dans Tokyo en marchant est le meilleur conseil, il y a trop à faire, autant laisser le hasard décider. Depuis la gare centrale de Tokyo, j’avance vers le centre d’affaires surplombé de tours qui chatouillent les nuages. La première déstabilisation vient du décalage entre ce que je vois et ce que j’entends. La vie s’agite devant mes yeux mais le silence est partout, c’est incompréhensible.
Les rues sont pleines de trafic, pourtant je crois voir glisser les voitures autour de moi. Les trottoirs sont occupés mais personne ne semble pressé. Aucune animosité, pas de klaxons ou de chauffards, aucun cri, aucune voix qui dépasse. Le bruit est bien présent, mais partout le calme est apparent. C’est un sentiment étrange, unique.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Le calme permanent ne peut être une conception, une décision politique. Ce doit être une culture, une qualité partagée par le plus grand nombre, les Japonais sont calmes parce qu’ils ont été éduqués ainsi. Je vais en recevoir une confirmation frappante, alors que je me dirige vers le temple de Meiji Jingun, plus grand temple Shintoïste de la capitale.
Meiji-jingu est un vaste sanctuaire au centre du parc Yoyogi, dans le quartier de Harajuku. Pour y accéder une immense allée de terre est bordée d’un jardin impérial délicatement entretenu. En cette saison de fêtes de début d’année le chemin pour accéder au sanctuaire est bondé, des milliers de familles viennent célébrer le cycle naturel et le retour de la lumière en ce début d’hiver. Il n’y a pas de temple qui puisse accueillir ce flux continu de prières, chacun attend son tour. Et pourtant ce qui semble être un million d’âmes avance doucement, en ligne et à petit pas, dans un calme religieux. Le respect et le silence paraissent naturels, mes voisins m’apprennent ce proverbe qui les caractérisent le mieux :
[かんにんはいっしょうのたから,
kannin wa isshou no takara]
« la patience est un trésor de la vie »
Proverbe Japonais
Prières au temple Meiji-jingu - Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Dans un contraste saisissant, la sortie du parc marque le début d’un des quartiers les plus commerçants de Tokyo. Un temple de la consommation aussi agité que bruyant. Quand la curiosité m’amène dans un scintillement de lumière, le volume sonore devient extrême, presque insupportable. Les machines à Jackpot ou de jeux vidéos incompréhensibles remplissent une salle immense, la cacophonie est totale.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Un temple bondé traverse les années dans un silence total, à quelques mètres le bruit et la fureur sont le temple des paradoxes de la vie occidentale.
À perte de vue
Quand je prends de la hauteur depuis Tokyo Tower ou Tocho, le siège métropolitain, le vertige est double : l’horizon est lui aussi totalement rempli de béton. A perte de vue des immeubles blancs, la ville est compacte, dense, interminable. Quelques performances architecturales ressortent de la baie de Tokyo, mais l’ensemble paraît uniforme. C’est une répétition d’immeubles qui donne l’impression de perdre la vue dans un labyrinthe infini.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Il y a peu de villes aussi impressionnantes visuellement que Tokyo : photogénique, télégénique, la ville offre un immense panorama de ressources optiques, d’angles inattendus. La seule sensation qui domine depuis les hauteurs est d’être serré, entouré d’un entassement de béton et de verre. Au loin, le mont Fuji, point culminant du Japon, domine l’horizon et rappelle que la ville s’est bien construite dans un environnement naturel.
Au niveau de la rue, il n’y a pas que le gigantisme qui vous fait sentir infiniment petit. La foule est rappelée partout par l’omniprésence des enseignes, la publicité est incomparablement plus développée que partout ailleurs. Je suis stupéfait par la quantité d’annonces visibles, leurs différentes formes se succèdent sans interruption des deux côtés de la rue.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Les annonces des grands commerçants de Shibuya sont encore plus grandioses. Le carrefour le plus fréquenté du monde assomme par la quantité de voitures et de piétons, quand je lève la tête pour respirer je ne parviens à rien regarder d’autre que des publicités, mariée à ce que l’on doit reconnaître pour être la plus belle écriture du monde. Devant une telle quantité de voitures et un tel flot de musiques, j’ai l’impression que le monde entier défile devant les yeux. C’est un spectacle hypnotique qui déroute, épuise ou émerveille, mais qui ne laisse pas indifférent.
A la nuit tombée, quand les enseignes s’illuminent, on ne peut trouver une maison sans enseigne électrique. La nuit ne donne plus l’impression de cycle naturel, la lumière n’est pas une commodité pour se déplacer, elle éblouit par ses messages. Il est vraiment étonnant de voir toutes ces annonces accrochées aux portes des maisons, aux poteaux qui bordent les rues dont les fils électriques qui les alimentent paraissent tentaculaires ou sur des cabines spéciales suspendues dans les airs.
Et au détour des gratte-ciel bordés d’enseignes lumineuses de Shinjuku, je tombe sur un bloc de petites maisons d’à peine 2 étages. Ce minuscule quartier est coincé entre la voie ferrée, les centres commerciaux et la gare la plus fréquentée du monde, c’est un îlot qui est resté deux cents ans en arrière, un de ceux où l’on découvre le véritable goût de Tokyo une fois la nuit tombée.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Le goût de Tokyo
Les Japonais divisent la nuit en plusieurs soirées successives, avec un sens pratique remarquable, chacun étant libre de s’en écarter quand il le souhaite. La “première soirée” est assez calme, elle commence tôt, vers 18h. On mange dans un restaurant, on discute, on boit modérément.
Le lieu est exigu. C’est à peine si on s’y tient à six, et ce soir ce sont quinze personnes qui s’y serrent en riant. Derrière le comptoir, Jitsuko accueille les clients d’un grand sourire : “Irasshaimase. Bienvenue”.
Le soir commence à peine, les derniers trains ne sont pas encore passés. A intervalle régulier, juste au-dessus de nos têtes, cent tonnes de ferraille annoncent le vacarme du retour chez eux des travailleurs. Les quatre murs se mettent à trembler, les tables vibrent dans une petite musique de verres de saké et des discussions qui ne s’arrêtent jamais. On parle fort ou on se tait, on sirote son saké dans la fureur des trains et des phrases.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Jitusko me propose son fameux kanimiso, une assiette de cervelle de crabe. Deux petits bols de porcelaine, une rondelle croquante de radis blanc, mon voisin commande sa deuxième bouteille de Saké, la nuit est lancée.
La deuxième soirée, de 21 à 23 heures environ, est le début des choses sérieuses. D’abord on trouve un bar ou une nomi-ya, sorte de pub japonais où la principale occupation est de boire tout en faisant semblant de manger.
Quand la troisième soirée commence, les esprits sont déjà bien échauffés. Ceux qui veulent attraper le dernier train courent comme s’ils étaient poursuivis par la morale. à peine disent-ils au revoir, un petit salut de la tête et ils s’éclipsent dans la grande ville. Je suis dans un de ces bistrots comme on n’en trouve qu’à Tokyo, niché entre la voie ferrée et ce petit groupe de maisons à deux étages perdu au milieu des gratte-ciels de Shinjuku. Le temps moderne les a oubliés là, entre le fer, le métal et le verre.
On s’y retrouve tard, quand les autres bars ferment, que les derniers trains sont partis, qu’une nuée de taxis verts, jaunes, oranges parcourt la ville, traçant dans la nuit leurs trajectoires lumineuses. Quelquefois, on s’y donne rendez-vous, mais la plupart du temps tout le monde s’y retrouve au hasard des longues tables en bois vieilli.
Ceux qui restent font semblant d’hésiter, on peut déjà les considérer comme perdus. On se fait juste un peu prier de partir, et il convient déjà de trouver un nouveau bar ou un karaoké. Traverser la nuit se fait en chanson, rien de mieux pour s’évader l’esprit que de rejoindre le monde où l’absurde et l’incroyable deviennent la norme.
Desert in Tokyo - 1er janv 2018 - Photo Genaro Bardy
Enfin vient le moment décisif, l’heure où le cercle se resserre, où les limites sont franchies. Les soirées terminent le plus souvent dans des appartements, où les compagnons de route s’écroulent dans un salon étranger. Bientôt, il ne restera plus que moi et Tokyo, comme une affaire personnelle.
C’est à cette heure tardive de la nuit qu’il m’est offert de vivre l’expérience gustative la plus particulière de mon voyage. Je ne m’abandonne pas à la nuit et décide de rester éveillé jusqu’au départ le lendemain. Je me dirige en taxi vers Tsukiji, le marché au poisson du quartier des pêcheurs.
Immense dédale, Tsukiji est le temple de la gastronomie nippone, repaire de tous les gourmets, négociants et restaurateurs du pays. Il ouvre ses portes dès 5h30 et arriver tôt le matin est le seul moyen de découvrir les espaces réservés aux professionnels qui s’agitent dans un ballet fascinant, chaos ordonné où s’échangent 2 900 tonnes de poissons, coquillages et fruits de mer chaque jour.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Dans les rues adjacentes, le poulpe, la coquille saint-jacques ou le saumon sont grillés dehors à même les rues, devant les entrées des meilleurs restaurants de Sushis au monde. Aux premières lueurs du jour je n’ai pas à attendre, à tout autre moment il faudrait prendre son mal en patience.
A l’intérieur des restaurants on croirait un voyage dans le temps. Dans un décor calme de bois ancien, une douzaine de chefs préparent les plats à quelques centimètres devant moi. Les sushis de Tsukiji constituent le plus grand sentiment de fraîcheur que j’ai pu connaître, ce n’est plus un repas, c’est un bain salé dans l’océan.
« Les gens qui s’amusent n’ont pas de temps libre »
Déjà la foule prend possession des petites rues de Tsukiji, il est temps pour moi de poursuivre ma route, de quitter les contrastes de Tokyo qui se retrouvent jusque dans sa philosophie populaire. Le proverbe ancestral qui correspond le mieux à Tokyo : 遊び人暇なし asobininhimanashi - « Les gens qui s’amusent n’ont pas de temps libre ». C’est un double sens qui désigne les possibilités infinies de la ville la plus peuplée au monde, autant que le manque de temps qui condamne ceux qui en profitent.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Desert in Tokyo - 1er janv 2018 - Photo Genaro Bardy
Les meilleurs podcasts sur la photographie
Image de couverture par Florante Valdez de Pixabay
À la lecture des réponses à une question du remarquable photographe Théo Giacometti, je me suis dit que je ne connaissais pas de bonne liste de podcasts sur la photographie.
Je reprends donc ici les réponses qui m'ont paru les plus intéressantes et le résultat de quelques recherches. Cette liste sera mise à jour au fil de mes découvertes. Si vous connaissez d'autres podcasts que j'aurais oublié, les commentaires vous attendent :)
Vision(s) par Aliocha Boi
Pour écouter Vision(s) sur toutes les plateformes : https://visionspodcast.fr
Perspective par Cécile Lombardie
Pour écouter Perspective sur toutes les plateformes : https://www.podcastics.com/podcast/perspective/
Les Minutes Photographiques par Romain Esteban
Pour écouter tous les épisodes des minutes photographiques : https://shows.acast.com/les-minutes-photographiques
Photographe Pro 2.0 par Fred Marie
Pour écouter Photographe Pro 2.0 sur toutes les plateformes : https://photographe-stratege.com/podcast/
France Culture
Séries d'émissions sur Henri Cartier Bresson : https://www.franceculture.fr/emissions/series/la-presence-dhenri-cartier-bresson
Bonus - Le Film Koudelka Shooting Holy Land
La contrainte rend créatif
Le programme L'Étincelle prend fin dans quelques semaines, et tous les participants sont plus ou moins en confinement, que ce soit en France, en Suisse, en Allemagne ou aux Pays Bas.
Je leur propose chaque semaine de commenter leurs photos suite à des exercices créatifs. Beaucoup ont relevé la difficulté à pratiquer la photographie quand on ne peut sortir de chez soi qu'une heure et à un kilomètre pour prendre l'air.
Je sais la difficulté de la situation sanitaire en France et en Europe en ce moment, l'urgence dans laquelle vivent les hôpitaux, les malades qui s'accumulent, et aussi les graves conséquences sur l'économie et la vie quotidienne. La situation au Brésil où je vis n'est pas plus enviable.
Pourtant, je soutiens aux participants du programme que toutes les contraintes du monde ne doivent pas nous arrêter dans notre photographie. Nous ne pouvons pas photographier plus que ce que nous vivons, c'est une philosophie que d'accepter ce qui se présente à nous et c'est un principe que j'encourage à suivre : nous devons nous concentrer sur ce que nous pouvons faire. Si je ne peux photographier qu'ici, j'essaierai d'en tirer le meilleur.
La contrainte comme révélateur
Je dirais même que c'est la contrainte qui rend créatif, si l'on se force à dépasser les limites que nous voyons à nos capacités. Quand on débute en photographie, la limite est technique, l'appareil photo est notre première contrainte. Une fois la technique à peu près comprise, on essaye de remplir le cadre et on commence à penser à comment le remplir, par la composition et la nature si particulière du plan d'une photo. Certaines techniques de composition sont objectivement meilleures que d'autres, quelque soit le genre pratiqué. Bien composer, ce peut être une contrainte.
Si je veux raconter une histoire, si je cherche un principe créatif que je pourrais appliquer sur une série, un projet ou un livre, c'est une contrainte. C'est même toute l'idée des exercices que je donne aux participants à ce programme de formation : je leur donne des contraintes pour révéler une créativité.
Photo Genaro Bardy -
On photographie d'abord ce que l'on vit
À titre personnel, le premier confinement à Salvador de Bahia a duré cinq mois. J'ai commencé par participer au maximum au exercices que je proposais, à la maison. Et puis je décidai de raconter une histoire toute simple, intime, personnelle, car nous attendions la naissance de notre fille Luna. Enfin, j'ai continuer à photographier dès que je sortais, pour la moindre course, même si ça devait être quinze minutes dans un supermarché.
La photo ne s'arrête jamais, et nous aurons toujours des contraintes. Nous avons d'abord les limites que nous voulons bien nous mettre, les raisons que nous nous donnons pour ne pas photographier. Je ne vous dis pas d'absolument proposer un journal de confinement comme tout le monde, je souhaite juste souligner qu'une crise peut aussi être une opportunité. Si vous voulez photographier ou progresser dans votre démarche, vous pourrez toujours le faire. On photographie d'abord ce que l'on vit.
Photo Genaro Bardy
Dépasser ses limites
Depuis quelques mois, j'arrive à m'organiser des journées entières de photographie dans les rues de Salvador, tous les dix jours. J'essaye d'apporter la touche finale au livre dont je vous parlerai bientôt et qui prend forme. Cette semaine, je suis sorti avec une conviction : je ne m'approchais pas assez de mes sujets, des personnes que je rencontrais. J'ai réalisé que le fait d'avoir une go-pro sur le torse pour vous montrer mes shootings me limitait.
J'ai décidé pour la journée d'abandonner la go-pro et d'aller au contact des gens, d'aller leur parler. Je vous rassure, avec un masque et une distance suffisante. En dépassant cette limite, j'ai certainement passé une des meilleures journées de photographie à Salvador, de par la qualité des photos que j'ai réussi à sortir pour mon projet, et pour les rencontres qui m'ont été permises.
Quelque soit la contrainte qui se présente, nous sommes finalement tous seuls à nous mettre des limites. Ces limites doivent nous apprendre à chercher à les dépasser. Il y a des millions de photos à prendre à un instant donné. Tous les choix que nous ferons, les outils que nous choisirons, seront toujours des contraintes. C'est la contrainte qui rend créatif.
Photo Genaro Bardy - Passion parking de supermarché
Le jour où ma vie a changé
Il y a dix ans déjà, j'avais une envie irrépressible de continuer à faire de la photo autant que possible. Je voulais que ça devienne ma vie, mais n'avait aucune idée comment y parvenir. Ma rencontre avec une photographie m'a fait basculer en quelques secondes, voici comment.
À l'époque, j'allais voir toutes les expositions de photographies qui se présentaient. Quand la Bibliothèque François Mitterrand proposa "La Photographie en 100 Chefs d'Oeuvre", je n'hésitai pas une seconde. Entre des photos de Diane Arbus, William Eggleston, Garry Winogrand ou Henri Cartier Bresson, dont je ne connaissais presque rien et qui deviendront pour certains des inspirations de tous les jours, je m'arrêtais net devant la photo numéro 73. J'étais pétrifié, sidéré par une photo et son auteur.
Après avoir contemplé la photo d'un mandarin de pierre au Sichuan, je m'approchais pour en voir la description et le texte qui l'accompagnait. Quand je vis l'auteur de la photo, mon sang ne fit qu'un tour. L'auteur de cette photo était Victor Segalen, mon arrière-grand-père.
Victor Segalen est une figure imposante de la famille, qui a marqué toutes nos générations jusqu'à ce jour. Il se trouve que j'ai été élevé par son fils cadet, Ronan, mon grand-père, qui savait mieux s'occuper de ses garçons que de ses filles. De Victor Segalen, je connaissais surtout ses romans, ses tentatives de prix Goncourt, ses poèmes qui ont bercés mon adolescence, ses voyages et son exploration de l'anthropologie, sa relation avec la Chine du début du 20ème siècle. Je savais aussi les controverses, comment la vie sur la route et dans les livres s'était dissolue loin de ses enfants qu'il avait pour ainsi dire abandonnés. Je connaissais son accident, qui mit fin précocement à sa vie dans une forêt, un livre de Shakespeare à la main. Il était mort d'une blessure qu'un médecin aurait dû savoir soigner, cet accident avait tout l'air d'un suicide.
Je savais qu'il avait pris des photos dans ses voyages en Chine, mais certainement pas que quelqu'un pourrait les considérer comme chefs-d'œuvre du début de l'histoire de la photographie.
Ce choc visuel et émotionnel a persisté quelques années jusqu'à ce que je vive pleinement de la photo. Cette photo était comme un phare que je gardais en point de mire : on photographie ce que l'on vit. Si je veux photographier, je dois d'abord vivre.
Je reviens parfois sur le catalogue de l'exposition "La Photographie en 100 Chefs-d'œuvre" (toujours disponible, cliquez ici) pour chercher l'inspiration ou apprendre un bout d'histoire des grands maîtres qui le composent. Voici la page de la photo numéro 73, celle de Victor Segalen, mon arrière-grand-père.
Sichuan. Zhaohuaxian, mandarin de pierre
- 31 mars 1914 Tirage sur papier baryté
31 mars [1914] [...]
[Hien] sud 5 li [Kou Pai che lang mou] "Tombe très ancienne du Chelang Pai, stèle tumulaire détruite, mais [che jen, che ma] (homme de pierre, cheval de pierre) encore conservés", dit le T'ong tche, qui place cette tombe avant son énumération dynastique.
Nous allons donc au sud, 5 li. C'est en réalité au sud sud-est 5 li, au pied de la colline sud. Parmi la haute avoine verte, six blocs usés : du sud au nord : deux hommes, deux lions (?), deux chevaux.
Des deux hommes, celui de l'est garde encore sa tête et mesure 1,80 m, mais il est enterré jusqu'aux genoux. Les deux lions assis sont petits et sucés par la pluie. Les chevaux, taille petite, ont laissé tomber la partie inférieure de la tête ce qui leur allonge le cou comme un canard. Grand harnachement. Queue pilier, ventre évidé (ce qui détourne d'une grande antiquité).
Le bonnet de l'homme s'orne en arrière d'une volute qio pourait être caractéristique ; et d'une mentonnière : ce pourrait être Ming ou T'ang. L'usure de cet abominable grès ne permet pas d'en décider.
Simple rapport à établir, en somme simple jalon, entre l'adjectif [kou] (ancien), trouvé pour la première fois dans un texte en place d'un nom de dynastie ; et ce qu'on trouve en pleins champs, sans stèle ni tertre au milieu de l'avoine verte.
Victor Segalen -Feuilles de route, dans Œuvres complètes, éd. par Henry Bouiller, Paris, Robert Laffont, coll. "Bouquins", 1995, t. I, p.1047-1048