Le talent n’existe pas - la règle des 10 000 heures

Le talent n’existe pas. Plus j’avance dans la photographie plus j’en suis convaincu. Le talent de « voir » n’est pas un don du ciel, c’est une pratique répétée pendant des heures et des heures et des heures, pendant des années. La lecture récente pendant mes vacances du livre « Outliers » de Malcolm Gladwell n’a fait qu’apporter la confirmation [Traduit en Français avec l'horrible titre "Tous Winners"]. J’avais déjà découvert la ‘règle des 10 000 heures’ pendant mon séjour au Mali alors que je débutais en photographie professionnelle, dans ce livre elle est détaillée et expliquée.

Je vous invite à lire Outliers par ailleurs pour comprendre par exemple pourquoi les grands patrons de la Silicon Valley sont tous nés entre 1951 et 1953 ou pourquoi 99% des joueurs internationaux de Hockey sur Glace au Canada sont nés avant le 1er septembre. Outliers explique et analyse les conditions du succès chez ceux qui ont eu la plus grande réussite possible dans des domaines variés et c’est passionnant. Une des conditions du succès, sinon la principale, le point commun entre toutes les personnes qui réussissent et deviennent les meilleurs quelque soit la discipline est la règle des 10 000 heures. En la retrouvant 7 ans après mon premier épisode, je ne pouvais pas passer à côté, voici pourquoi je la trouve intéressante pour votre photographie.

Est-ce que le talent est inné ?

[spoilers] non

Pendant presque une génération les psychologues du monde entier ont débattu la question que la plupart des sociologues considèrent résolue depuis longtemps. Cette question est : est-ce que le talent inné existe ? La réponse évidente est oui.

Et pourtant quand sont analysés les plus grands talents du monde dans tous les domaines possibles, chez ceux qui ont la meilleure performance mondiale ("world class performers"), tous ont un point commun : 10 000 heures de pratique intensive, avec pour objectif de s’améliorer. On ne parle pas uniquement d’une pratique-loisir détachée, ou alors il y aurait des champions du monde du selfie (OH WAIT).

Un des exemples les plus étonnants concerne une étude menée sur des violonistes au début des années 90 par Anders Ericsson et deux collègues de l'Académie de Musique de Berlin. Cette étude sépare en plusieurs groupes des violonistes qui ont à peu près tous commencé au même âge de 5 ans. Les meilleurs ont tous le point commun d’avoir augmenté leur volume de pratique de 2-3 heures par semaine à 4-5 heures puis 7-8 heures, notamment parce qu’ils ont eu accès aux meilleurs écoles. Les meilleurs, à 20 ans, cumulaient TOUS environ 10 000 heures de pratique.

Ce qui est étonnant dans l’étude d’Ericsson est que lui et ses collègues n’ont jamais pu identifié des musiciens « naturels », qui vont sans effort jusqu’au sommet en pratiquant seulement une fraction de ce qu’ont fait les autres. Tout comme ils n’ont pas trouvé quelqu’un qui travaille autant ou plus que les autres et qui n’aient pas ce qu’il faut pour crever le plafond, qui n'aurait pas le talent nécessaire. Ce que montre leur étude est qu’une fois qu’un musicien a ce qu’il faut pour rentrer dans une école de musique, tout ce qui distingue un musicien d’un autre est la quantité de travail.

Toutes les disciplines sont concernées

Dans tous les domaines ces 10 000 heures se retrouvent : le sport, les arts, ou la programmation. Les grands patrons de la Silicon Valley sont tous nés entre 1951 et 1953 parce qu’ils ont eu accès pendant leur adolescence à des écoles qui avaient un matériel informatique rare pour l'époque qui permettait de passer leur pratique de la programmation de 20 Minutes par jour à 8 heures par jour, alors que tout le monde ou presque était bloqué à 20 minutes par jour. Ils ont eu un avantage, celui de pouvoir atteindre les 10 000 heures plus rapidement que les autres.

« Étude après étude, ce qui apparait est que 10 000 heures de pratique sont requises pour être un grand maître [NDLE : world class performer] dans n'importe quel domaine » écrit le neurologiste Daniel Levitin. Que vous soyez compositeur [NDLE oui l’exemple de Mozart prend un coup au passage], basketteur, romancier, pianiste, joueur d’échecs ou criminel, ce nombre revient encore et encore. Bien sûr, certains obtiennent plus de leurs sessions de pratique que d’autre, mais personne n’a trouvé de cas où un grand-maître a accompli son apprentissage en moins de temps.

Malcolm Gladwell - Outliers

10 000 heures = 10 ans - Si vous pratiquez quotidiennement

Attention, 10 000 heures est un chiffre énorme. Si vous le rapportez à la photographie, imaginons que vous arriviez à pratiquer 2 heures et demi par jour TOUS les jours de l’année, il vous faudrait 10 ans pour arriver à 10 000 heures. C’est gigantesque, faramineux, au début du chemin ça parait impossible. Bien sûr la pratique de la photographie ne se limite pas à la prise de vue. Édition, développement, assemblage, construction de projet, publication sont pour moi tous constituants de la pratique photographique. Mais tout de même, c’est vertigineux.

Je ne suis pas sûr d’avoir atteint mes 10 000 heures, mais je sais que je m’en approche. Pendant mes premières années, il y a 12 ans, ma pratique était parsemée, irrégulière. Mais pendant plusieurs années j’ai eu la chance de travailler intensément pendant des périodes prolongées. Plusieurs fois pendant 4 à 5 mois je travaillais 7 jours sur 7 avec une moyenne de 8 heures par jour entre des clients institutionnels, différents projets qui venaient jusqu’à moi et des voyages-photo. 4 mois à raison de 8 heures par jour, ça donne environ 1 000 heures.

Autre méthode de calcul : les premières années de photographie que je croyais intensives tournaient à 30 000 déclenchements par an. Quand je cherchais à démarrer mon activité professionnelle je posai la question à un photographe sur le Salon du Chocolat qui était professionnel depuis plus de 10 ans, sa moyenne était de 150 000 à 200 000 déclenchements par an. Chiffre que j'ai atteint pendant mes années professionnelles à Paris. Ça suppose d’avoir les clients pour, mais ça vous donne aussi une idée du volume de photos que vous avez à produire si vous voulez atteindre un grand niveau d’expertise.

Jamais satisfait

Fondamentalement, rien ne vous oblige à viser les étoiles, on peut aussi avoir pour ambition d’être un amateur éclairé qui sait faire un peu de photo. Si j’évoque ces éléments c’est aussi pour que vous ne soyez pas satisfait d’arriver simplement à réaliser quelques bonnes photos ou à travailler sur un projet. Je ne parle même pas de ceux qui restent bloqués sur la technique et la soi-disant performance de leur appareil photo. Vous n’iriez jamais dîner chez un restaurateur qui ne parlerait que de ses casseroles.

10 ans, c’est le tarif. Et même 10 ans après, le chemin ne s’arrête pas, ce n’est pas un statut que l’on gagne, ce n’est pas une médaille. C’est un questionnement permanent : comment vais-je pouvoir réaliser de meilleures photos ? À quoi pourrais-je avoir accès qui permettrait un projet original et intéressant ? Quelle photo ferait la meilleure couverture pour un livre ? Est-ce que j’arriverai à sortir un livre par an ?

Je me rends bien compte que j’ai pris confiance dans ma photographie, je sais où je veux aller pour mon travail personnel et je sais répondre à de nombreuses situations en commande. Je dois reconnaître qu’avoir réfléchi à un programme pédagogique et écrit sur la photographie depuis l’année dernière ont été particulièrement intéressants pour mes progrès. Cela m’a été permis parce que j’ai très peu de clients à Bahia et que j’ai pu y consacrer du temps, mais c’est une bénédiction pour ma photographie personnelle, je n’ai que trop vu des photographes professionnels corporate qui ne sortaient plus de livres ou ne réalisaient plus de projets d’exposition, accaparés par les commandes.

J’ai eu la chance, au début de mon chemin de photographe, plusieurs fois de pouvoir observer au quotidien des photographes professionnels qui avaient beaucoup plus d’expérience que moi. Le contraste était saisissant, et pas uniquement sur la confiance en soi. Il y a chez eux une certitude dans leurs gestes, ils savent ce qu’ils font, pourquoi et comment. Le meilleur exemple que j’ai en tête est lors de mon premier voyage en côte Amalfitaine. J’étais le 2ème photographe qui apprenait la destination avec un groupe mené par Hervé Hughes. Alors que j’avais déjà une certaine expérience en photographie, je n’ai pas pu passer à côté de la rapidité d’exécution d’Hervé et du volume de « bonnes » photos qu’il arrivait à produire.

Quelque soit l’endroit : plan large, plan moyen, plan serré, horizontale, verticale, portrait, détail, paysage, photo de rue, techniques créatives. Tout était fluide et exécuté avec une dextérité parfaite, Hervé est un maître qui a plus de 30 ans d’expérience. Ma seule réserve serait de ne destiner son travail qu’à la commande, un photographe d’agence aurait peut être tendance à ne produire que des « photos d’agence » en oubliant son travail personnel. Hervé n'est pas concerné, avec plus de 14 livres à son actif.

Pratiquez quotidiennement

Et pour vous ? Et bien c’est simple, il va falloir se retrousser les manches et faire des gammes. Manier un appareil photo est facile, produire régulièrement des grandes photos est une performance remarquable, presque impossible. Mais c’est possible. Comment ? En pratiquant tous les jours, au moins 1 heure par jour. Cela n’a pas besoin de n’être qu’une heure de prise de vues, la photographie est constituée de beaucoup d’autres éléments. Si votre travail ne vous le permet pas, utilisez vos trajets, ou vos pauses déjeuner. Un sandwich en 10 minutes et c’est parti pour 3/4 d'heure. Et puis les week-ends. J’aimais tellement mes week-ends consacrés exclusivement à la photographie. Je les aime toujours, ils ne m’ont pas quitté :)

If I knew what made a good photograph, I'd give up photography tomorrow

Martin Parr

Photo Genaro Bardy - La Ville Miraculeuse, New York, 2019

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