La distance en photographie - par Todd Hido
Je prends enfin le temps d'ouvrir le livre de Todd Hido : On Landscapes, Interiors, and the Nude - ce livre est plein d'enseignements et je découvre Todd Hido comme professeur de photographies. Je dois vous dire, je ne connaissais que peu le travail de Todd Hido au delà de son premier livre House Hunting. Todd Hido est aussi professeur au California College of the Arts et ses enseignements sont remarquables.
En introduction, Todd Hido détaille le procédé qui amenait au choix de la couverture de son premier livre. Ce texte est passionnant car il est accompagné de la planche-contact et du choix de la photo en question. Todd Hido y parle de position et de distance en photographie, qui sont bien sûrs chargées de sens.
Emmet Gowin me dit un jour : "la photographie est à propos de la position". J'utilise beaucoup cette perspective diagonale. Il y a un point de fuite ou un coin. En fait, je crois que dans mon livre il n'y a qu'une seule photo qui soit prise en face comme le ferait Walker Evans. Quand on photographie un espace, c'est utile d'avoir une perspective pour faire entrer le spectateur dans la photo. La ligne diagonale crée de la profondeur, et la profondeur fonctionne souvent pour décrire un environnement. En quelque sorte, les lignes diagonales étendent votre photographie vers l'infini.
Todd Hido dans On Landscapes, Interiors, and the Nude
Photo Todd Hiddo - Couverture de
La planche contact de Todd Hido - dans
Photo Todd Hiddo -
Certains décrivent mon travail comme celui d'un "voyeur". L'endroit où je me place avec mon appareil donne cette impression de voyeur. Je suis suffisamment en retrait pour que nous (le spectateur et moi) soyons à une distance respectable de la maison. Peut-être que nous ne sommes pas trop près parce que nous ne sommes pas supposés être là.
J'ai toujours utilisé cette distance étrange qui dit : "Je ne suis pas d'ici." Les spectateurs ressentent cette distance et deviennent plus conscients de ma présence comme photographe/voyeur. Je les place dans la même position - une position qui encourage un certain type de regard.
En deux paragraphes, Todd Hido montre et démontre l'importance de la position en photographie. Au moment de la prise de vue, la photographie est avant tout un exercice physique, le moindre déplacement transforme une composition. Cette planche contact est limpide, tous les plans sont acceptables, mais pour Todd Hido une seule est parfaite avec les diagonales qui donnent de la profondeur et un point de vue particulier.
Todd Hido explique également l'importance du spectateur dans l'édition de photos. On choisit des photos en les analysant pleinement, en pensant au moindre détail, jusqu'à ce que signifie la distance et comment elle influence le sentiment du spectateur. Une grande rigueur dans l'édition est nécessaire, cela demande un travail conséquent. Todd Hido est réputé pour être un bourreau de travail, pour atteindre un niveau remarquable pour chacune de ses photos.
House Hunting ne contient que 26 photos en 56 pages... Mais comme il le dit si bien : "All Killers, No Fillers" (trad. : Que des tueurs, pas de remplissage).
Comment Zora Murff travaille sur un livre photo
Je souhaite partager plus de travaux de photographes contemporains, qui travaillent encore, plutôt que des grands-maîtres déjà passés à la postérité. Je vous propose donc de découvrir aujourd'hui le travail de Zora Murff en nous intéressant à la manière qu'il a de mener un projet photographique. Ce que j'appelle ici la réalisation d'un projet prend le plus souvent la forme d'un livre. Le livre photo est pour moi le meilleur véhicule pour la photographie, quelque soit le genre photographique ou les sujets traités. Si vous voulez constituer un livre intéressant ou cohérent, cela demandera une telle somme de travail qu'il prendra d'abord la forme d'un projet photographique pour son auteur.
L'une des meilleures ressources que j'ai pu trouver sur la réalisation de projets photographiques est le livre Photowork de la fondation Aperture, et je vous propose d'en extraire ici quelques enseignements du travail de Zora Murff qui y est présenté. Photowork contient en tout des interviews de 40 photographes et si vous voulez progresser dans votre démarche photographique, et lisez l'Anglais, je ne saurais trop vous le recommander.
L'idée du projet vient en premier
Pour moi l'idée vient en premier, avant de commencer à prendre des photos. Je ne suis pas très prolifique et je lis beaucoup, je recherche et réfléchis avant de m'embarquer dans un nouveau projet. Les idées sont éparpillées entre mes blocs, des bouts de papier, et mon téléphone. Quand je me sens prêt à recommencer à produire des images, je consulte ces idées et soit je les recrée, soit je garde mes yeux ouverts quand je photographie.
Zora Murff
Je trouve intéressant d'observer comment travaillent d'autres photographes, spécialement quand la pratique est radicalement différente. Personnellement les idées viennent en produisant des photos, par la déambulation, la sérendipité des rencontres ou une impression sur l'esprit du lieu. La lecture, les recherches et l'expérimentation viennent après avoir trouvé une idée.
Zora Murff procède lui d'abord par des lectures et des recherches et je trouve important de rappeler à quel point cette partie est importante dans le travail photographique. Quand je dois travailler ou écrire sur une nouvelle destination, je lis autant que je peux sur le lieu : des articles d'actualités, de la fiction par des auteurs étrangers ou des documentaires produits localement. Toute cette recherche vient nourrir une réflexion, et même si je trouve mes idées en photographiant, je dois me rappeler à quel point la photographie est influencée par mes connaissances et recherches sur un sujet.
Un projet photo est une introspection
Quand j'étudiais la psychologie, le premier jour d'un cours sur la méthode de consultation, le professeur nous a dit : "Avant de pouvoir aider qui que ce soit avec ses problèmes, il faut d'abord régler les vôtres". Mon approche dans la réalisation d'un projet est d'abord introspective, puis je me tourne vers l'extérieur. Mes projets commencent avec une série de questions, j'utilise la photographie comme un moyen de travailler sur ces réponses. Quand je sens que j'ai commencé à gérer mon enjeu personnel dans ce travail, je commence à faire ces connections externes.
Récemment, j'ai beaucoup pensé à certaines contradictions dans mon travail. J'écoutais un podcast qui expliquait comment le racisme scientifique est inclut dans les politiques migratoires. La rhétorique libérale est souvent utilisée pour déprécier la xénophobie. Mais pour travailler à la réconciliation, il faut bien se regarder dans le miroir pour devenir responsable de notre passé. Des mouvements comme Black Lives Matter ou Me Too ne sont pas nés d'un aveuglement à l'auto-critique. Ce qui arrive autour de vous a une grande influence sur ce que vous désirez produire.Zora Murff
Un livre photo en dit tout autant sur le sujet que sur son auteur. Je crois que la photographie est essentiellement une démarche introspective. La photographie est un langage rapide, presque instantané, mais les émotions auxquelles il fait appel sont tout aussi intenses. Je crois également que les sujets que l'on choisit de montrer sont importants, la photographie a une conséquence et porte un message social. Si je décide de photographier des phares avec un trépied, je suis malgré moi porteur d'un message sur le tourisme moderne. Le travail de Zora Murff me force à voir qu'il n'y a pas de photographie anodine. Le message d'un projet projet photo est tout aussi important que son contenu.
Le projet est-il plus important que les photos individuelles ?
Oui et non. Un projet photo est un véhicule intéressant, et je pressens que la photographie est sur le point de s'y résoudre. Je pense aussi que la croissance rapide de publication de livres photo - à la fois comme véhicule pour un projet et comme accomplissement personnel- engendre le sentiment que ce serait une règle en photographie. Mais je suis intéressé par ce que pourrait être la prochaine manière de présenter son travail.
À propos de la production de photos individuelles, je suppose que ça dépend de comment la personne travaille. Pour moi, J'évalue les images individuellement pour tout le temps repousser les limites du travail que je produis, que je sois dans la réalisation d'un projet ou dans la production d'une photo juste parce que.Zora Murff
Certaines photos du dernier livre de Zora Murff, 'At No Point in Between' (2019, malheureusement épuisé), peuvent paraître moins fortes. Un plan aérien en noir et blanc d'une zone pavillonnaire en bordure d'autoroute, des photographies de coupures de journaux, et beaucoup d'autres clichés à priori étonnants. Ces photos prennent tout leur sens uniquement dans le cadre du projet en question, de l'histoire qui est racontée. Je pense notamment au fabuleux domino visuel entre ces policiers américains qui prêtent serment et un immeuble abandonné avec la signalisation qui y répond.
Cependant la recherche de photos exceptionnelles est pour moi le quotidien d'un photographe, que ce soit dans l'analyse des photos, l'édition ou la constitution d'un projet photo. Chercher en permanence à améliorer des photos individuelles est ce que je trouve de plus intéressant. Mais parfois, on ne peut pas utiliser des photos exceptionnelles sans également raconter avec du contexte ou des détails qui mettent en valeur l'histoire.
Trouver sa voix
Si je souhaite que ma voix soit différente ? Tout le temps. Il y a tellement de travaux forts et qui ont du sens, beaucoup d'artistes que j'admire. Mais ma voix sera toujours ma voix. Je crois que c'est une autre manière de grandir comme artiste - ne pas copier le travail des autres - mais de trouver l'inspiration et de l'utiliser comme un outil pour se mettre un défi de produire quelque chose de nouveau et d'étonnant.
Zora Murff
Trouver sa voix unique en photographie est une recherche qui relève effectivement de l'inspiration d'autres photographes et de l'intérêt que l'on trouve à certaines photographies ou à des styles particulier. Il m'apparaît pourtant presque impossible de définir pour soi un style avant de commencer à photographier. Il me semble que le style est un commentaire a posteriori.
De la même manière, je n'imagine pas qu'il soit possible de vraiment copier le travail d'autres photographes, en tout cas dans le genre qui m'occupe le plus,
en photographie de rue. On peut analyser et éventuellement imiter une manière de produire des photos, et c'est même je crois recommandé pour trouver ce que l'on aime produire comme photos et où sa photographie se situe par rapport aux anciens, mais la copie est à proscrire.
Comment savoir qu'un projet est fini
Mes deux derniers livres Corrections (publié en 2015) et At no Point in Between (2019) ont été fabriqué en presque trois ans, y compris le temps consacré à la recherche. Cependant, chacun de ces livres étaient rattachés à mes études, donc il n'y avait pas vraiment de date limite.
Zora Murff
Voilà une question qui n'apporte pas de réponse simple : au bout de combien de temps ou de photos est-ce qu'un projet atteint son terme ? J'ai le sentiment qu'un projet ne se termine jamais vraiment, en tout cas pour moi je ressens que je suis plutôt celui qui s'est épuisé intellectuellement. Je crois que certains projets que je n'ai pas poursuivi ont pris fin d'eux mêmes, d'abord parce que je ne croyais plus avoir quelque chose à dire.
Les deux projets principaux sur lesquels je travaille actuellement sont en cours depuis déjà deux ans. J'espère pouvoir en sortir un d'ici la fin de l'année, mais je sais déjà que le second a probablement besoin d'une bonne année supplémentaire.
Pour continuer à suivre le travail de Zora Murff, suivez-le sur Instagram ou explorez son site.
5 leçons de photographie avec Mary Ellen Mark
Lorsque la photographe Mary Ellen Mark est décédée en 2015, elle a laissé derrière elle une quantité gigantesque de photos de sa longue carrière de photojournaliste. Mary Ellen Mark a consacré une grande partie de sa vie à documenter les gens à la marge, dont les histoires ne seraient probablement pas racontées autrement. En travaillant sur de longues périodes avec ses sujets, elle a proposé des photos pleines d'empathie et d'humilité. Certains de ses projets les plus connus comprennent Streetwise, 1983, une série sur les enfants de la rue à Seattle ; Ward, 1981, à l'intérieur d'un hôpital de Salem; et Falkland Road, 1978, dans lequel Mary Ellen Mark photographie des travailleuses du sexe à Bombay.
Un nouveau livre publié par Steidl, édité par son mari, Martin Bell, est un regard complet sur l’œuvre de la photographe. Le livre The Book of Everything contient 600 photos- choisies sur un total de plus de deux millions, et propose également des photographies inédites - de l’extraordinaire carrière de Mary Ellen Mark, avec les histoires qu’elle a choisi d’explorer et de documenter.
Ne m'étant pas encore procuré le livre, je vous propose de découvrir la carrière de Mary Ellen Mark avec certaines de ses photos les plus connues, et quelques enseignements issus des interviews que j'ai pu glané.
Le photographe voleur d'âmes
Je pense simplement qu'il est important d'être direct et honnête avec les gens sur les raisons pour lesquelles vous les photographiez et ce que vous faites. Après tout, vous prenez une partie de leur âme.
Mary Ellen Mark
Prendre une photo serait prendre une partie de l'âme de ses sujets, de ses personnages, et la montrer. Je peux oublier parfois que même si j'ai le droit de prendre une photo, je ne devrais pas prendre cet acte à la légère. Avec une photo on porte une responsabilité avec ce que l'on montre et dans la manière de l'exposer à d'autres yeux que les siens. Peut-être par habitude et sûrement par manque d'humilité, trop souvent je m'abrite derrière mon bon droit à prendre une photo.
Un photographe est trop souvent un prédateur qui chasse l'image en oubliant son sujet et la symbolique que transmet sa représentation. Je prends cette phrase de Mary Ellen Mark comme un rappel de ce que peut contenir une photo, et un appel à passer plus de temps à expliquer ma démarche aux personnes que je photographie, ou tout simplement avec eux.
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
De l'importance de travailler des photos seules
Dorothea Lange, Margaret Bourke-White et Eugene Smith font partie des photographes qui m'ont inspiré. Ils et elles ont pris des images puissantes, fortes. Certaines de leurs images sont devenues des icônes. Voilà le genre de photographies que j'aspire à faire. Ce sont des images très difficiles à prendre, car vous n'en avez qu'une certaine quantité en vous que vous pouvez faire dans une vie. Pour moi, c'est ça la grande photographie.
Mary Ellen Mark
J'essaie toujours de penser à des photos uniques. Ce qui est important pour moi, c’est de faire des photos individuelles fortes. Quand je regarde un photographe documentaire ou un photojournaliste dont j'aime beaucoup le travail - quelqu'un comme Eugene Smith - c'est parce que les images sont des photos uniques. Je pense à ses superbes sujets illustrés comme des histoires où chaque image isolée était vraiment forte. Dans "Country Doctor", par exemple, vous vous souvenez de chaque image. Ils ne liaient pas seulement des images entre elles - chacune était forte, et chacune pouvait être autonome. Je pense que chaque photo doit pouvoir être présentée seule ; il n’a pas besoin des autres images pour soutenir son propos ou pour raconter une histoire.
Mary Ellen Mark
La recherche de photos exceptionnellement fortes est permanente, c'est finalement la seule activité qui m'intéresse vraiment en photographie. Mais pour pouvoir raconter une histoire, je peux parfois me laisser entraîner vers des photos qui sont moins importantes, et utiliser des photos qui ne méritent pas d'être publiées.
Je sais que je ne devrais publier que mon meilleur travail. Cela aiderait le niveau général de mes productions. C'est en étant exigeant que l'on peut espérer atteindre ce niveau et prendre des photos iconiques. Mary Ellen Mark en a eu tellement tout au long de sa longue carrière, c'est une inspiration merveilleuse pour repousser ses propres limites.
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
Universalité des photographies
Ce que j’essaye de faire, ce sont des photographies qui soient universellement comprises… qui transcendent les frontières culturelles. Je veux que mes photographies parlent des émotions et des sentiments de base que nous ressentons tous.
Mary Ellen Mark
Cette réflexion me paraît essentielle. L'utilisation de la symbolique en photographie est cruciale pour transmettre une émotion. La plupart des symboles auront une résonnance différente selon les spectateurs d'une photo, selon leur culture, leur origine, selon tout ce qui constitue leur subjectivité.
Cependant, il est possible de faire appel à une symbolique universelle, de transmettre des émotions qui seront reconnues par tous et probablement pour toujours.
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
Avoir un point de vue
Je ne pense pas que l'on puisse être un observateur objectif. En créant un cadre, vous sélectionnez, puis vous modifiez les images que vous souhaitez montrer et vous êtes à nouveau sélectif. Vous développez un point de vue que vous souhaitez exprimer. Vous essayez d'entrer dans une situation avec un esprit ouvert, mais ensuite vous vous forgez une opinion et vous l'exprimez dans vos photographies. Il est très important pour un photographe d'avoir un point de vue qui contribue à une belle photographie.
Mary Ellen Mark
En photographie de rue, vous n'êtes pas un spectateur passif et objectif. Vous êtes un participant actif, vous faites partie de ce que vous photographiez. Il est impossible de rester neutre, ne serait-ce que par l'édition de photos et ce que vous décider de montrer.
Mais cadrer une photographie c'est déjà éditer, car vous choisissez ce qui sera dans le cadre par rapport à des millions d'options. Si vous ne pouvez être neutre, choisissez un point de vue et mettez de vous même dans vos photos. Je crois que l'on photographie toujours qui on est.
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
Être soi-même
Tout le monde me demande comment je fais pour que mes sujets s'ouvrent à moi. Il n’y a pas de formule magique. C'est juste une question de qui vous êtes et comment vous parlez aux gens - d'être vous-même. Vos sujets ne vous feront confiance que si vous êtes sûr de ce que vous faites. Ils peuvent le sentir immédiatement. Je suis vraiment dérangé par les photographes qui abordent d’abord un sujet sans appareil photo, essaient d’établir une relation personnelle, puis sortent leur appareil photo. C’est trompeur. Je pense que vous devriez simplement vous présenter avec un appareil, pour clarifier vos intentions. Les gens vous accepteront ou non.
Mary Ellen Mark
Il n'y a pas de secret, pour réussir des portraits ou des reportages qui dépassent l'ordinaire, il faudra passer le temps nécessaire avec les personnes concernées. Les photos de Mary Ellen Mark nous montrent qu'il est important d'expliquer sa démarche, d'être sincère et transparent.
En d'autres termes, il convient d'être soi-même. La photographie, c'est ce à quoi j'ai accès, au premier comme au second degré.
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
Photo Mary Ellen Mark
5 leçons de photographie avec Daido Moriyama
J'ai découvert Daido Moriyama quand je me suis intéressé à Tokyo, alors que je devais m'y rendre pour écrire une histoire et réaliser Desert in Tokyo. Daido Moriyama est certainement une des raisons de mon retour à la photographie de rue comme pratique dominante.
Daido Moriyama dit pratiquer la photographie "instantanée", qui est ce que j'ai trouvé de mieux pour traduire "Snapshot Photography". Icône vivante de la photographie de rue Tokyoïte, on ne compte plus les livres et expositions qui présentent le travail de Daido Moriyama. Cet artiste est une institution au Japon, littéralement à travers la fondation à son nom, tout en pratiquant la photographie qui peut paraître la plus simple à réaliser.
Ses photos semblent prises rapidement, sans chercher la complexité. C'est simple et pourtant percutant, chaque image est pensée et provoque une émotion décidée par son auteur. La photographie de Daido Moriyama montre une physicalité différente de tout ce que j'ai pu observer, dans la manière qu'il a de produire ses photos. Par bonheur, Daido Moriyama propose dans son livre How I Take Photographs de le suivre dans ses pérégrinations Tokyoïte dans 5 quartiers différents, où il détaille sa pratique et sa manière d'appréhender la photographie.
Toutes les citations présentées ici sont extraites de ce livre et traduites de l'anglais par mes soins. Je ne saurai trop vous recommander de vous le procurer si vous voulez commencer à explorer l'œuvre de Daido Moriyama.
À la lecture de How I Take Photographs, plusieurs fois je me suis dit que je n'oserais pas proposer ces photos dans un livre, qu'elles pourraient paraître banales. Et pourtant, en série elles donnent parfois une impression de légèreté, à d'autres moments une pesanteur presque morbide. C'est un monde que je reconnais, et qui est aussi absurde et dur à apprécier. Le monde de Daido Moriyama a quelque chose de simple et rassurant : il est aussi moche que dans mes souvenirs, et aussi beau que la vérité.
Voici 5 leçons de photographie par le grand maître Daido Moriyama.
Le moment accidentel
La photographie instantanée, c'est capturer un mouvement naturel, l'expression de ce qui se trouve devant vous. C'est comme pêcher au filet. Votre désir vous pousse à le lancer. Vous lancez le filet, puis vous ramenez ce qui s'est passé - c'est un moment accidentel.
(...) Prenez des instantanés sur vos trajets quotidiens. C'est un bon moyen de comprendre votre propre pouvoir d'observation sur les choses les plus communes. Prendre des photos, encore et encore, vous entraînera à devenir de meilleurs photographes. (...) Toutes les techniques que vous apprendrez dans la rue peuvent servir en photographie commerciale.
Daido Moriyama - How I Take Photographs
Je préfère nettement la notion de moment accidentel à celle galvaudée d'instant décisif. Une photographie est un accident, car même si je crois composer, anticiper ou vouloir une photographie, je ne sais jamais vraiment ce que donnera le déclenchement. Et je ne saurai certainement pas si l'idée furtive que j'ai eue et qui me poussa au déclenchement donnera une photo qui fonctionne. En photographie de rue, et probablement dans tout autre genre, une photo est un essai bien plus souvent raté que réussi.
C'est pour cette raison qu'il me semble essentiel de pratiquer un maximum dans son quotidien. Cela sert à mieux se connaître, mais surtout cela sert à expérimenter des cadrages, des lumières, des angles ou des points de vue. En tout cas, ce fut ma manière de progresser. Je sais qu'il existe des photographes qui déclenchent peu, je suis définitivement dans les pas de Daido Moriyama sur ce point, boulimique du déclenchement.
Photo Daido Moriyama
Photo Daido Moriyama
Photo Daido Moriyama
L'endroit où vous ne seriez jamais allé
Il y a quelque chose d'unique dans le quartier de Ginza, aussi élégant et luxueux soit-il. (..) Ginza est spécial, propose quelque chose de différent par rapport à des endroits plus rugueux, comme Shibuya ou Harakuju, et spécialement Shinjuku. On ne devrait jamais écarter quoi que ce soit par principe. Particulièrement avec la photographie, vous devez absolument tout essayer. Bien sûr, clairement, tout le monde a ses préférences, et personne ne peut tout aimer. Mais si vous êtes trop pointilleux pour essayer quelque chose de nouveau, vous finirez par passer à côté de l'essentiel.
Daido Moriyama - How I Take Photographs
Je suis un adepte de l'expérimentation, sur les sujets, les lieux, les histoires. Quand je suis bloqué, je me demande où je n'aurais jamais eu l'idée d'aller prendre des photos. S'y rendre est presque toujours une bonne idée.
Une section entière du livre How I Take Photographs est consacrée à Daido Moriyama qui prend la place du passager pendant ses voyages en voiture. Personnellement, je monte toujours à la place du passager quand je le peux. Je m'y sens comme un enfant dans une montagne russe. Je vais voir des choses que je n'aurais jamais vues si je n'avais pas décidé de les photographier. Des formes, des pancartes, des scènes, le monde pressé de partir ou de rentrer.
Il y a quelque chose de nonchalant et paresseux de laisser les photos venir à soi, de ne pas marcher pour aller les chercher. Il faut accepter ce qui vient vers soi, que ce soit des montagnes, des rivières, des autoroutes ou des scènes de rue.
Photo Daido Moriyama
Photo Daido Moriyama
Photo Daido Moriyama
Attention maximale
Je vois beaucoup de jeunes, je suppose des étudiants, avec un appareil à la main qui marchent dans la rue. C'est très bien, mais si vous prenez des photos de manière aléatoire, je ne pense pas que vous arriviez à ce qu'il y a de plus important, qui est d'avoir une compréhension de ce que vous faites, de ce que vous voulez capturer.
Avec un appareil, vous arriverez à faire passer une image ou une autre pour une photo, mais ce n'est pas suffisant, pas sans un minimum de conscience.
C'est pourquoi je dis toujours à mes étudiants de choisir leur sujet et de l'observer attentivement. Donnez d'abord votre attention maximale, et ensuite prenez une photo. Et prenez beaucoup de photos. Parce que vous ne verrez pas ce que c'est à moins de prendre beaucoup de photos.
Daido Moriyama - How I Take Photographs
La photographie de rue, ça démarre comme un diesel. Ça prend un moment pour se mettre en route. Et puis, par l'observation ou la sérendipité, on essaye un cliché. Puis un autre. Puis tiens, et si j'allais là. Oh cette belle lumière. Tiens, comme il est curieux lui. En donnant toute mon attention à la prochaine photographie, je rentre dans cette zone où je vois comme la première fois, où tout devient une image possible. Ce moment de conscience est comme une méditation, seul cet instant compte et je ne veux qu'une chose : voir ce que ça donnera si je déclenche.
Photo Daido Moriyama
Photo Daido Moriyama
Photos Daido Moriyama
Chercher une meilleure photo
Qu'est-ce que j'attends ? et bien... rien de particulier. Juste que quelque chose arrive, n'importe quoi vraiment. Je n'attends pas quelqu'un ou quelque chose de spécifique pour aider ma composition. Mais si vous attendez, peut-être que quelque chose arrivera.
Et ce n'est pas à propos de la lumière non plus. Il n'y a pas de problème avec la lumière - je le sais sans avoir besoin de le vérifier.
Je me concentre uniquement sur le moment. Je pense à chaque instant profondément. Comment est-ce que je vais prendre ces prochaines photos ? Peut être qu'un passant au premier plan serait meilleur ? Peut-être que j'irai dans l'embrasure d'une porte ? Mais je ne vais pas m'obséder avec ça. Je me demande toujours comment est-ce que je vais prendre les prochains clichés. Je considère mes options, et cherche une manière de réaliser une meilleure photo.
Daido Moriyama - How I Take Photographs
Attendre est presque toujours une bonne idée. Et chercher une meilleure photo est pour ainsi dire le seul moyen de la trouver.
C'est tout ce que j'ai à dire à ce sujet.
Photo Daido Moriyama
L'appareil n'a aucune importance
J'ai toujours dit que l'appareil que vous utilisez n'a aucune importance. (...) Regardez, si vous avez un reflex ou un appareil grand format entre les mains, vous allez inévitablement penser à votre composition. Avec un appareil compact, vous avez juste à viser et photographier. De plus, un appareil si petit a une qualité d'image étonnante. Si les appareils compacts n'étaient que des jouets, et que je n'obtenais pas une image de bonne qualité, je ne m'en serais jamais servi pour tout ce que je fais, ce serait seulement de temps en temps. Enfin, de toute façon je n'ai jamais aimé trimbaler des sacs, des appareils lourds ou des trépieds. Si un appareil est petit, léger, et prends de bonnes photos, et bien que demander de plus ?
Daido Moriyama - How I Take Photographs
C'est une évidence, chaque appareil aura une une incidence sur vos mouvements, il transformera vos prises de vues. Avec un appareil compact, je vise et je déclenche, c'est aussi bête que ça. J'obtiens une liberté de mouvement incomparable.
Photographier uniquement avec un appareil compact me donne une liberté maximale pour m'approcher de mes sujets. Si je n'ai pas l'air d'un photographe, tant mieux, la vanité n'a jamais donné de meilleurs clichés.
J'ai découvert avec l'acquisition d'un Ricoh Gr que Daido Moriyama avait participé à la conception du premier modèle argentique, et qu'il utilisait encore ces modèles, anciens ou récents. Ce n'est pas une surprise, et cela me conforte dans cette décision d'alléger toujours plus le matériel qui m'accompagne au quotidien.
Daido Moriyama dans ses oeuvres
Photo Daido Moriyama
Photo Daido Moriyama
À titre personnel, Daido Moriyama me donne en vie de toujours photographier plus. Plus de noir, plus de couleurs, plus de personnages, plus de mon quotidien, plus de rencontres urbaines de chair, de métal et de béton.
Tout ce qui m'importe est que ce qui est en face de moi soit intéressant ou non.
Daido Moriyama - How I Take Photographs
Pour vous procurer le livre How I Take Photographs , ça se passe par ici.
Ce qui a fait la plus grande différence dans ma photographie
Avril 2011. Après 3 ans dans l'entreprise qui m'emploie alors, je n'ai compté ni les heures ni les jours pour les projets passionnants auxquels je participais pour le Salon du Chocolat. Après avoir travaillé d'arrache-pied pour la filiale US et le salon de New York, nous avons monté un salon à Shanghai en 4 mois depuis Paris, puis enchaîné les franchises et les nouveaux salon en France à Lille, Marseille et Bordeaux notamment.
À quelques semaines du mois de mai, j'ai des semaines de congés à récupérer, puis suivent un déplacement de 3 semaines au Brésil et 3 semaines de vacances en août puis 10 jours à New York. Je suis séparé depuis peu d'une longue relation et me remet alors d'une rupture du tendon d'Achille. J'ai vécu de longues semaines sur le canapé de mes amis avec des béquilles. Tu parles d'une croisée des chemins. Pour la petite histoire c'est également pendant cette période que je visitais Salvador de Bahia pour la première fois où je décidais de m'installer 7 ans plus tard.
D'avril à fin août pour tous mes déplacements ou vacances, c'est décidé j'aurai mon appareil photo, à l'époque un Sony Nex5 avec une optique Voigtlander 35mm. C'est la première fois de ma vie que j'ai pu consacrer tout mon temps à la photographie et dire que cela m'a plu serait le plus grand des euphémismes. Une révélation. Une passion instantanée, immense, avec au bout l'envie que ça devienne mon quotidien. Je ne l'ai révélé à personne pendant longtemps, j'étais en plein conflit intérieur, pensant que ce ne serait jamais possible.
Ce qui a fait la différence dans ma photographie n'est pas la capacité à voyager et à voir du pays, cette chance n'est qu'une circonstance. Ce qui a radicalement changé mon regard, c'est le fait de pratiquer et de m'entraîner tous les jours. La pratique quotidienne, intensive et répétée m'a fait basculer dans ce moment magique où l'on commence à voir des photos partout.
Le chemin vers la photographie professionnelle est une autre histoire, avec le besoin d'investir, de construire un portfolio et de développer un réseau qui permette de trouver des clients. J'ai eu alors une envie irrépressible de réussir dans la photographie professionnelle. C'est un chemin connexe et facultatif pour progresser en photographie. Mais le challenge de réussir en photographie professionnelle, là encore, m'a poussé à photographier autant que je pouvais, pour tous les projets que je pouvais trouver.
La pratique quotidienne sur une longue période avec le rythme des prises de vues, le développement et l'édition, la publication et la communication avec des objectifs professionnels, m'a fait franchir un cap. Je devais impérativement devenir meilleur pour pouvoir faire envie. Un photographe professionnel, tout comme certains corps de métiers artistiques ou dans l'artisanat, dépend du désir des autres.
Après cette période fabuleuse de quatre mois en Sicile, au Brésil, à Barcelone et à New-York, j'ai compris que la photographie me correspondait plus que toute autre activité. J'ai tout de même mis plusieurs années avant de pouvoir dire que la photographie était mon métier. Mais ces voyages et mes premiers clients de l'époque m'ont montré la clé essentielle pour progresser en photographie :
Photographier beaucoup et régulièrement,
avec l'envie sinon le besoin de s'améliorer.
Et je ne connais pas de meilleur moyen que de travailler sur un projet, que ce soit un projet personnel ou celui d'un client qui a effectivement besoin des photos.
Oubliez les Pixels
La guerre des pixels ne s'est jamais vraiment terminée. Le Sony A7RIV en propose 62 Millions. Le nouveau Canon R5 en a 45 Millions. Et il shoote en vidéo en 8K (environ 8 000 pixels de large) en 30 images par secondes, Une définition 4 fois supérieure à la "haute définition"... J'ai déjà du mal à encaisser la 4k sur mon ordinateur, je tourne toutes mes vidéos en Full HD et je trouve la qualité déjà remarquable. Et qui peut lire de la 8K ?
Il paraît que le futur Sony A7SIII dispose d'une "Dynamic Range" de 15 IL. Ce qui serait au moins trois fois mieux.
Quelle est la définition d'un Rembrandt ?
J'adore ces questions de Geoff Boyle qu'il pose lorsqu'il enseigne :
Quelle est la définition d'un tableau de J.M.W Turner ?
Quelle est la Dynamic Range d'un Rembrandt
Geoff Boyle
Fishermen At Sea | © JMW Turner / WikiCommons
| © Rembrandt / WikiCommons
J'ai aussi une affection particulière pour les photographes de paysages qui parlent de théorie des couleurs et de gestion des tonalités ou encore d'espace colorimétrique sur Photoshop. Je voudrais leur demander : quel est l'espace colorimétrique d'un Mark Rothco ?
Untitled - Mark Rothco
Les points communs de ces peintres ? Leurs peintures s'achètent à partir de 20 Millions de dollars.
Oubliez la résolution.
Oubliez l'espace colorimétrique.
Occupez vous de votre image.
Geoff Boyle
On pourrait bien sûr parler de photographie. Quelle est la "Dynamic Range" d'une photo de Bill Brandt ?
Photo Bill Brandt
Photo Bill Brandt
Photo Bill Brandt
Photo Bill Brandt
N'essayez pas de savoir comment fonctionne votre appareil. Il est plus important de comprendre comment fonctionne une image.
Regardez cette dernière photo de Bill Brandt. Tout est net, le sujet est minuscule, et pourtant on sait exactement où regarder. Il devrait être inutile de le préciser, mais ce n'est pas son appareil et sa définition qui ont réalisé cette image. C'est une parfaite maîtrise de la composition, de la lumière et de la symbolique, qui ont permis cette photo.
De tout vers soi
La photographie est un art analytique, contrairement à la peinture, l'écriture ou la musique.
Si vous écrivez, vous commencez par une page blanche. En peinture vous commencez par un canevas. En musique vous commencez par ce que vous voudrez, mais vous partirez de rien, ou d'une intuition.
Partir de rien et faire ce que l'on veut est merveilleux, vous pouvez ainsi façonner ce que vous souhaitez, et continuer à construire, étape par étape. Vous obtiendrez exactement votre vision. Vous pourrez ajouter, couper, effacer, mélanger.
La photographie en revanche, commence avec tout. Votre palette, c'est le monde qui vous entoure. Vous devrez le réduire à ce que vous souhaitez montrer. Dans le maelstrom de la vie et de toutes ces choses qui existent devant vous, vous devrez choisir ce qui provoque une émotion. Quelque chose provoquera le déclenchement, cela vous appartient et vous représente. Votre cadre en dira autant sur vous que sur ce qu'il montre ou cache.
Que voudrez vous montrer, transformer ou sublimer ? Votre photographie peut être monumentale ou triviale. La photographie est une sélection. Une fraction de seconde qui réduit, et montre une vérité. En photographie vous partirez de tout, et vous irez vers vous-même. Votre photographie sera en même temps une fenêtre sur le monde et un miroir.
La photographie est une intervention.
Photo Genaro Bardy - Out of Lockdown, July 2020
Photo Genaro Bardy - Out of Lockdown, July 2020
La photographie est l'expression d'un désir
Alors que j'étais en train de préparer le dernier module de formation du programme L'Étincelle, je tombe dans mes recherches deux fois sur la notion de désir en photographie, à quelques heures d'intervalle dans "On Composition and Improvisation" de Larry Fink et "How I Take Photographs" de Daido Moriyama.
Ces deux passages m'ont intéressé, chacun à leur manière. C'est donc l'occasion pour moi de vous les retranscrire et de partager quelques photos des deux remarquables photographes qui en sont les auteurs.
Larry Fink et l'immédiateté du désir
J'aime m'approcher, donner un sentiment d'intimité. Ce n'est pas seulement à quel point je suis proche de mon sujet, mais aussi à quel point je me sens proche. Le critique John Berger écrivait ceci dans son essai à propos de Caravage. Il suggère que son travail est à propos de l'immédiateté du désir, et je dirais que cela est également vrai dans mon travail. L'appareil photo peut faire ressortir un antagonisme ou le narcissisme intense du sujet. Le sujet peut faire l'amour à la caméra. Le sujet peut faire la haine à la caméra. Ils peuvent lui faire nombre de choses.
Ce que j'essaye de faire est de percer ce qui est hostile ou harmonieux dans notre relation et d'aller au cœur de ce qui crée cette énergie. Ceci implique d'être connecté à l'émotion ou à la sensualité. Je ne parle pas de sensualité comme un désir sexuel ou d'une répulsion à un niveau superficiel. Je parle des sens - tous les sens - du bout des doigts jusqu'au bout de la langue.
Larry Fink
Daido Moriyama dans ce monde inconnu et étranger
Quelles capacités sont les plus utiles à un Photographe de rue, dans ce monde inconnu et étranger ? [...] Bien sûr un œil aiguisé est fondamental. Et bien sûr vous devez être vigilant, sensible, réactif, à l'aise dans votre corps, pour pouvoir répondre aux stimuli autour de vous immédiatement.
Mais au-dessus de tout, vous devrez avoir du désir. Ce désir que le photographe doit sentir au moment où il déclenche. Si vous n'avez pas de désir, vous ne verrez pas ce qui est devant vous. Je parle du désir que l'on ressent au moment qui vous pousse à déclencher. Le désir est tout autour de nous, il y en a une quantité disponible gigantesque, infinie.
Il est important d'être vrai vis-à-vis de ce désir. Pour prendre une photographie qui est digne de tout cet intérêt et pleine de sens, vous devez devenir un avec ce désir quand vous déclenchez.
Daido Moriyama
Que serait la photographie, si elle n'était pas l'expression d'un désir de son auteur ?
7 Leçons sur la photographie avec David Alan Harvey
David Alan Harvey est le photographe qui m'a bouleversé ces six derniers mois, dans un premier temps avec ses photographies, notamment les deux livres que je me suis procurés : « Based on a True Story » et « Cuba » . Il m'a ensuite amené à réfléchir profondément sur ma photographie, avec les différentes interviews et interventions que j'ai pu découvrir.
Pour différentes raisons, David Alan Harvey est devenu ma principale source d'inspiration dans ma photographie. Peut être parce qu'il a travaillé là où je vis ? Surtout parce que sa philosophie et ses photos sont parfaitement alignées avec ce que je souhaite produire et ma manière de vivre.
Qui est David Alan Harvey ?
David Alan Harvey a commencé la photographie très jeune. Son premier projet consistait simplement à documenter sa famille, alors qu'il avait 12 ans. Son premier livre photo était en noir et blanc avec des photos de sa famille et de leurs principaux événements du quotidien. Il dit appliquer toujours les mêmes principes dans ses livres photo depuis.
Son livre suivant et son premier ouvrage publié s'intitule « Tell it like it is » dans lequel il a décidé de passer du temps avec une famille afro-américaine dans un ghetto en Virginie. Pendant un été entier, il est resté avec eux, a vécu avec eux, est allé à l'école avec les enfants et a documenté leur vie. Il avait la volonté de changer la société par son travail - il a vendu les exemplaires de son livre pour collecter des fonds pour l'église afro-américaine locale de cette communauté.
Il a commencé à travailler avec National Geographic et est devenu un des photographes majeurs de la publication, travaillant à travers le monde. Il a enfin rejoint la prestigieuse agence Magnum en 1993, confirmant sa place parmi les plus grands photographes contemporains.
Il a publié de nombreux ouvrages, notamment son livre «Divided Soul» qui documente plus de 20 ans de photographies dans le monde entier.
Je voulais écrire cet article pour partager ce que j'ai appris de David Alan Harvey en photographie. Voici les 7 principaux enseignements.
Photo David Alan Harvey - Rio de Janeiro
Tout sujet est politique
David Alan Harvey a travaillé sur des zones de conflit, mais il n'est pas spécialement reconnu pour ses "photos de guerre". Il parle notamment de son expérience au Honduras, où il déambulait dans la capitale, sans chercher particulièrement le front, il cherchait plutôt à documenter le quotidien des habitants de la ville.
J'aime particulièrement sa vision de la photographie de rue, qui est pour lui un message sociologique sur son époque et sur les modes de vie. Sans chercher forcément une justification pour la photographie de rue que j'aime déjà tellement, cette pratique est fascinante pour ce qu'elle permet de faire émerger. La photographie de rue est une expérience sociologique, même si vous ne publiez pas vos photos.
Photo David Alan Harvey - Mexico
Copier les plus grands
Pour atteindre la maîtrise en photographie, ou dans n'importe quel domaine d'ailleurs, vous aurez besoin de beaucoup de travail, mais également de trouver un ou des mentors. Il n'existe pas d'expert mondial, quelque soit sa spécialité, qui ne se soit trouvé à progresser au contact des maîtres qui l'ont précédé.
La beauté de la photographie est que vous n'avez même pas besoin de côtoyer ou fréquenter vos mentors pour qu'ils puissent vous inspirer. Vous pouvez photographier comme eux, penser comme eux, travailler comme eux, uniquement en observant leurs photos dans leurs livres ou maintenant sur les internets.
David Alan Harvey cite ses références et inspirations de son début de carrière, ils sont très connus : Henri Cartier Bresson et Robert Franck. Deux monuments de la photographie de rue dont les livres à la sauvette et The Americans ont inspiré des milliers de photographes après eux.
David Alan Harvey dit qu'il a essayé de copier ces photographes pendant un moment, avant d'évoluer notamment vers la photographie couleur dont il est devenu l'un des meilleurs représentants. Il se distingue également d'Henri Cartier-Bresson qui était réputé pour être distant avec ses sujets. David a toujours essayé de s'insérer dans la vie des gens, d'aller plus loin et de passer du temps avec eux.
Photo David Alan Harvey - Honduras
Un appareil, un objectif
C'est le seul conseil un peu technique que recommande David Alan Harvey : un appareil, un objectif. Et les garder toujours avec soi. Cela permet notamment d'être rapide et ne rien louper, on ne sait jamais quand une photo intéressante sera là devant soi.
Je ne travaille plus qu'en focale fixe depuis quelques années, mes zooms étant exclusivement réservés à des commandes très spécifiques en architecture ou sur un événement. J'ai encore tendance à jongler entre les focales 28mm et 40mm. Mais je crois que je vais céder dès que je peux sortir de chez moi (je vis au Brésil si vous êtes nouveaux sur ce blog), et me procurer le 35mm dont je rêve pour mon Sony A7.
Sur mon Ricoh GRII, je bascule fréquemment sur la focale 35mm, le 28mm est trop large pour moi quand je ne suis pas dans les rues de New-York.
Commencer en bas de chez soi
David Alan Harvey répète cela à l'envie : vous n'avez pas besoin de prendre l'avion pour prendre de grandes photos. Je suis totalement en phase avec ce principe, la photographie doit d'abord documenter votre vie, pas besoin de s'en inventer une.
Restez à la maison et regardez dans le miroir.
David Alan Harvey
Commencez par photographier dans votre jardin, dans votre arrière-cour, dans la rue en bas de chez vous. Si vous n'arrivez pas à prendre de grandes photos en bas de chez vous, un avion et un pays exotique n'y changeront rien.
David Alan Harvey dit ainsi : "Restez à la maison et regardez dans le miroir". La photographie est aussi un outil d'introspection. Pour lui, en photographie on est témoin d'une scène mais aussi totalement connecté à ce qui se passe devant soi.
Toute photographie est un peu auto-biographique. Sinon pourquoi l'aurions-nous prise ou choisie ?
Photo David Alan Harvey
Le plus intelligent dans la pièce
Lorsque David Alan Harvey parle de son travail pour ce qui est probablement le plus prestigieux des magazines au monde, National Geographic, il raconte avoir été envoyé pour des courtes durées dans des pays dont il ne connaissait rien.
Comment produire une série photographique de haute volée en 15 jours quand on découvre un endroit ? David Alan Harvey mettait un point d'honneur à mieux connaître le sujet ou le lieu sur lequel il photographiait que le journaliste avec qui il travaillait, que l'éditeur qui sélectionnait les photos et les photographes, ou que le rédacteur en chef qui donnait les missions. Il lisait tout ce qu'il pouvait trouver, devenait incollable.
Puis, arrivé à destination, David Alan Harvey explique que pour aller plus loin dans la vie de ceux qu'ils croisaient, il s'inventait une vie sur place. Il se comportait comme s'il était là depuis des années, se faisait des amis, une vie sociale. Cette vie inventée mais bien réelle le temps de son travail l'occupait entièrement, du petit matin jusque tard dans la nuit.
Ses photographies sont les meilleurs témoins de cette méthode radicale.
Photo David Alan Harvey
Comment percer comme photographe professionnel
Voilà probablement le conseil le plus simple et époustouflant que j'ai jamais reçu. Pour percer comme photographe professionnel, il suffit de se donner à soi-même la commande dont on rêve.
Ce conseil me renvoie à la déception qui m'affligeait quand j'ai reçu une réponse négative pour un projet ici à Salvador. Le projet était parfait, passionnant, fait pour moi. C'est décidé, quand je sors de confinement, je m'y colle.
Photo David Alan Harvey
Les niveaux en photographie
David Alan Harvey évoque les différents niveaux de qualité en photographie professionnelle. Là encore, c'est aussi simple que percutant.
Le premier niveau est le niveau "Magazine". Ouvrez le magazine pour qui vous rêveriez de travailler, et demandez-vous objectivement si vous avez le niveau pour leur proposer des photos. L'effet Dunning Kruger qui accentue la sur-confiance des photographes marche certainement au maximum ici, mais si l'on reste lucide on peut s'étalonner.
Le deuxième niveau dont parle David Alan Harvey est le niveau "Livre" ou "Exposition". Nous parlons ici du livre travaillé avec un éditeur ou d'une exposition montée avec une galerie.
Enfin le troisième niveau est le niveau "Musée". Tout cela semble parfaitement cohérent.
Photo David Alan Harvey - Honduras
À suivre
J'ai encore une quantité invraisemblable d'enseignements à partager de David Alan Harvey, j'écrirai probablement la suite. En attendant, je me replonge dans ses livres, et je vous invite à en faire autant.
Martin Parr et les 100 Livres
Est-ce que la vie d'après, ce sera des conversations sur HouseParty et des lives sur Instagram ? En tout cas le pendant en est bien rempli. Parmi les millions de conversations à domicile qui pullulent sur Youtube, je vous invite à observer les échanges entre photographes de l'agence Magnum. Le principe est simple, deux photographes de l'agence tirés au hasard se posent trois questions.
Le hasard est bien fait, il a réuni Martin Parr et David Alan Harvey, deux monuments de la photographie contemporaine.
Voici ce que j'ai appris sur Martin Parr qui m'a surpris ou émerveillé :
Martin Parr a publié 110 livres
110 livres ! Martin Parr travaille sur deux nouveaux ouvrages en ce moment, sa production prolifique n'est pas près de s'arrêter. Probablement que personne au monde n'a toute la collection, à part un musée anglais vigilant.
Je me souviens m'être procuré The Last Resort à la MEP, il est malheureusement laissé derrière moi lors de mon installation au Brésil. C'est un livre que je trouve toujours extra-ordinaire, tellement simple et magique dans le message social qu'il porte.
Martin Parr rappelle ici que le livre est le meilleur véhicule pour la photographie. C'est une certitude, si nous ne travaillons pas sur un livre actuellement, nous passons certainement à côté de l'objectif majeur du photographe.
Allez, juste pour me motiver : à raison de deux livres par an, il me faudrait encore 53 ans pour rejoindre cette production. Franchement avec les progrès de la médecine, c'est jouable.
Martin Parr était enseignant avant de rejoindre Magnum
Je ne vais pas vous mentir, c'est l'information qui m'a le plus marqué dans cette discussion. Avant de rejoindre Magnum et de pouvoir exercer son regard dans les shootings les plus prestigieux, Martin Parr nous apprend que sa principale source de revenu était l'éducation à la photographie.
Parmi ses enseignements, l'exercice à Cuba pendant le Workshop de David Alan Harvey est savoureux :
"Pas de voitures américaines, et pas de jolies filles".
Martin Parr
Depuis que je suis au Brésil, l'éducation est devenue dominante dans ma vie. Pour mon plus grand bonheur, travailler sur des contenus et exercices pédagogiques a certainement fait de moi un meilleur photographe. Mais j'ai toujours dans un coin de ma tête que peut être l'enseignement se mettrait en travers de ma pratique.
Bien sûr que non, on peut être un bon photographe et un bon professeur, en tout cas j'essaye de le devenir. Ce que j'ai vraiment perdu dans la transition, ce sont des commandes commerciales ou institutionnelles. Et je travaille certainement plus sur des projets personnels maintenant.
Collectionné et Colectionneur
Non seulement Martin Parr est extrêmement prolifique, collectionné par les plus grandes institutions, mais il collectionne lui-même les livres photo. Il en a eu de toutes sortes et de tous les genres, ses livres sur l'histoire du livre photo sont remarquables.
On apprend dans cette interview qu'il a vendu sa collection de plus de 13 000 livres au Tate Museum, ce qui lui a permis de recueillir les fonds pour la Fondation Martin Parr.
Je suis rassuré, mon obsession pour les livres photo peut avoir une fin, un jour :)
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Pour conclure, je tiens également à vous renvoyer vers le travail fabuleux de David Alan Harvey, un des photographes que j'admire le plus. Vous pouvez aussi explorer Burn Magazine (en Anglais), qu'il dirige.
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