À la recherche du meilleur cacao au monde
Voulez-vous goûter le meilleur chocolat au monde ? C’est en ces termes qui paraissent toujours étonnants que commence mon aventure devant un carré de chocolat Équatorien. Est-il possible de déterminer quel est le meilleur chocolat du monde ? Tous les ans des scientifiques, gastronomes, chefs et des amoureux de chocolat se réunissent pour mettre en compétition des chocolats du monde entier. Ces mêmes scientifiques ont analysé les propriétés gustatives des différentes fèves de cacao qui composent ces chocolats et ont déterminé que parmi les 5 grandes variétés de cacao, la plus savoureuse et la plus riche gustativement se trouve dans la forêt tropicale sud-américaine à l’est de Quito en Equateur. S’il existe un meilleur cacao au monde qui permet de produire le meilleur chocolat au monde, je le trouverai sur ma route et je le goûterai.
C’est ainsi décidé et sûr de moi que je prends la route depuis Quito, en direction de la Cordillère des Andes. Cette route depuis Quito vers les plantations de Cacao de la communauté Santa Rita est un merveilleux parallèle des paradoxes de l’Equateur. Quito est dense, agité, parfois majestueux dans son cœur historique. Son identité est difficile à synthétiser, mélange d’architecture coloniale qui nous transporte dans l’Europe de la renaissance, d’une capitale vivante enclavée au coeur des montagnes, de rites africains importés par les bateaux remplis d’esclaves et de ce regard que je croise si souvent, le regard d’un montagnard qui parle peu parce qu’il manque d’air. Quito est à 3 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, la moindre marche vous essouffle et depuis que je suis arrivé il m’est difficile de dormir ou simplement de m’acclimater à une vie normale quand chaque geste est un effort.
Je quitte donc Quito et son manque d’air vers ce qui constitue certainement la plus grande réserve d’oxygène de notre planète, la forêt Amazonienne qui déborde du Brésil vers l’est de l’Equateur. Je laisse derrière moi les 2 millions d’habitants de Quito pour un village de 800 personnes. J’abandonne le poids de notre histoire, de nos colonies et de nos guerres pour une tribu ancestrale où les légendes ont des centaines de milliers d’années.
En sortant de Quito, la route de montagne se transforme en quelques kilomètres. L’industrie périphérique de Quito disparaît comme par magie et laisse place à une montagne fascinante, totalement recouverte d’une végétation extrêmement dense, colorée d’un vert foncé qui est bien sombre dans cette journée sans soleil. Ce que je croyais être une brume est en réalité beaucoup plus grand, nous sommes au milieu des nuages, au plus haut point de notre route. A plus de 4000 mètres, nous traversons la Cordillère des Andes. C’est la route que créèrent les conquistadors espagnols à dos de cheval dans l’espoir de découvrir l’El Dorado, ces montagnes d’or que des équatoriens d’aujourd’hui disent avoir inventées pour éloigner l’envahisseur.
Sur l’autre versant, je découvre la forêt Amazonienne. Jusque là je trouvais déjà la végétation dense, mais je comprends très vite qu’ici il est impossible de faire un pas sans un coup de machette. Pendant notre descente chaque kilomètre semble abîmer la route, en quelques minutes nous avons basculé vers un chemin creusé par l’abandon, puis sur une simple piste en terre. Les quelques maisons qui bordent la route ne sont pas terminées, les murs n’ont ni fenêtres ni peintures. A l’approche du village de Santa Rita, je comprends que ce ne sont pas des maisons à l’abandon, mais un village en construction. La civilisation telle que je la connais est en train de sortir de terre. Et au bout d’un ultime chemin où notre voiture ne peut plus avancer, je mets pied à terre et serre la main de Bolivar, mon guide qui m’ouvrira les portes du mode de vie ancestral de sa tribu, les Kichwas.
“Au delà de ce rocher, c’est interdit”
Je suis accueilli dans un baraquement en bambou où les femmes préparent notre déjeuner. Quelques légumes et graines de Jacquier accompagnent un poisson mariné dans une large feuille de palmier. Une fois refermé, l'ensemble est posé sur un feu de bois recouvert de pierres qui réchaufferont nos plats. Tous ceux que je croisent m’accueillent avec un “Aly Puncha”, qui signifie “Que la lumière t’accompagne” et que mon hôte résume en “Bonjour”.
Devant notre poisson cuit, Bolivar m’explique qu’ici à Santa Rita les 800 hommes, femmes et enfants qui vivent sont “100% Kichwas et 100% producteurs de cacao”. Ils exportent dans 48 pays pour les marques de chocolat les plus prestigieuses. Bolivar ne me parle pas seulement comme un chef d’entreprise qui conquiert des marchés, il est vêtu du costume traditionnel imposé pour l’accueil des visiteurs étrangers. Il représente aussi une passerelle entre son territoire, son peuple, et le monde moderne.
Le cacao n’a pas toujours été une fève nécessaire à la transformation en chocolat. Pour les Mayas d’Amérique Centrale les fèves de cacao, l’écorce de l’arbre et la tisane qu’ils en tiraient permettait de combattre différentes affections. Le cacao était un produit précieux qui était réservé aux nobles et aux guerriers, c’était la boisson amère et épicée des dieux. Le cacao est devenu une passerelle avec l’Europe pendant la colonisation des Amériques en devenant le premier ingrédient du chocolat.
En quelques mètres, nous sommes sortis du village qui est la seule zone habitée d’un territoire préservé. Après un pont de liane sur une petite rivière chantante, la dernière hutte du village perchée sur un arbre et quelques pilotis borde un petit lac et domine la vallée. Bolivar m’explique que ce lieu est sacré et que la cabane sert au rituel des chamanes. Je comprends à demi-mot que lui-même devient guerrier chamane quand des visiteurs veulent expérimenter ce voyage spirituel. Bolivar serait un chef de village, guide, exploitant de cacao, guerrier chamane, tout à la fois ? En réalité, très peu de Kichwas s’aventurent jusqu’à la ville la plus proche, encore moins parlent convenablement espagnol. Bolivar est simplement ce lien avec le monde extérieur, pour chaque occasion.
Après une petite côte, la nature est luxuriante, brillante. Les dégradés de verts se perdent à l’infini avec les premiers rayons de soleil de la journée. L’horizon montagneux a disparu, nous sommes totalement entourés de feuilles et de branches sans que je puisse distinguer un arbre d’un autre. La forêt me semblait calme, elle est maintenant franchement bruyante. Les oiseaux, les insectes, quelques animaux que je vois remuer derrière des branchages rivalisent de cris ou de chants pour signaler notre présence.
Au plus haut de la colline, quelques rochers semblent hors de propos, comme posés là s’il était possible de les soulever, plus probablement expulsés il y a quelques millions d’années par un volcan éteint. Mais ces rochers ressemblent à des totems, on peut circuler autour. Bolivar me montre des inscriptions gravées dans la roche depuis 100 000 ans, du temps où les Kichwas étaient nomades, chasseurs et cueilleurs. Ce sont des symboles de fertilité pour les Kichwas qui marquent la fin du territoire. "Au-delà de ce rocher, c’est interdit. Là-bas, c’est le territoire d’une tribu avec qui nous n’avons pas de contact, franchir ce rocher serait vu comme un acte de guerre”.
Le meilleur cacao au monde
Devant ce rocher, à l’ombre d’immenses arbres qui tutoient le ciel, un cacaoyer. Chaque jour, les membres de la communauté de Santa Rita viennent recueillir à l’ombre de ces arbres géants des cabosses jaunes et rouges qui contiennent les fèves de cacao. Bolivar transperce le feuillage et attrape une cabosse. D’un mouvement rapide et calme il la transperce d’un coup de machette et révèle les fruits, les fèves, et un jus de cacao blanc et crémeux. Ce jus est fruité, suave, il nous apporte une fraîcheur nécessaire. Nous n’avons marché que quelques kilomètres mais l’humidité est telle que je suis déjà liquide de chaleur, je bois ce jus comme si ma survie en dépendait.
Une fois rafraîchit, j'observe le cacaoyer, ce petit arbre dont je peux toucher les branches en tendant le bras. Il paraît fragile, chétif par rapport aux arbres qui l’entourent, son bois semble délicat et précieux. J’apprends que cette variété de cacao tient son goût réputé de son mode de culture, cet arbre ne grandit qu’à l’abri de la canopée amazonienne, impossible d’en faire une culture intensive. Ce cacaoyer est dit “Nacional” par les équatoriens qui exportent en Europe et achètent les graines de cacao, pour Bolivar c’est la seule source de vie de sa tribu.
Pour moi, c’est une émotion incroyable. Ce jus de cabosse est mon Eldorado, ce goût précieux que je n’attendais pas. Je pensais explorer un monde d’épices et de saveurs boisées, je découvre un jus vivifiant et sucré. De retour aux abords du village, Bolivar prend une poignée de fèves séchées au soleil et me dit “nous allons faire du chocolat”. Je vais de surprise en surprise, alors que je croyais le chocolat réservé à des processus complexes de torréfaction et de conchage, je vais pouvoir transformer moi-même ces fèves de cacao en chocolat artisanal.
Les fèves de cacao sont chauffées sur le feu de bois qui a servi à notre déjeuner, elles sont ensuite épluchées de leur coque qui craquelle au-dessus du feu, enfin elles sont pilées dans un pot de roche volcanique. Les fèves concassées sont remises au-dessus du feu et mélangées avec de la “Panela”, un sucre de canne naturel, et de la Guayusa, une plante qui ne se trouve que dans cette vallée. Le mélange est chauffé encore quelques minutes et placé sur une feuille de Guayusa que je prends entre mes mains.
Le goût de ce chocolat artisanal est exceptionnel, une explosion de saveurs unique. La sensation est brute, comme si je goûtais à la forêt amazonienne elle-même. Je reconnais des fruits secs comme la noisette, par moment des notes florales, clairement fruitées, et aussi une épice d’un monde inconnu, alors que le sucre s’est transformé en caramel boisé. C’est une saveur incomparable, qui me renvoie instantanément à la raison de mon voyage.
Quelques années plus tôt, dans un hôtel à Paris, je découvrais le travail d’un pâtissier Français qui avait gagné les championnats du monde de pâtisserie. En lui parlant, je découvre que certains cacao proposent des saveurs plus intéressantes que d’autres, du fait de leur origine. J’ai depuis goûté des milliers de chocolats du monde entier, et le meilleur que je connaisse je le découvre à Quito, dans les locaux de Pacari. De Pacari je pars explorer leur plantations de cacao à Santa Rita et découvre la simplicité de la vie des producteurs de l’or brun. J’ai effectué le chemin inverse de ces fèves de cacao, jusqu’au cœur de la forêt amazonienne, pour trouver un arbre, une fève, une tribu et une culture uniques au monde. J’ai entre mes mains le meilleur cacao au monde, celui qui n’existera que pour un instant, le temps que je le savoure.
Maroc - Nouveau Départ
Sous un ciel de mille étoiles, le feu de camp improvisé crépite régulièrement au rythme d'une légère brise. Les flammes éclaircissent seulement les visages et les mains, les vêtements de notre groupe se fondent dans le sable des dunes qui nous entourent. Comment suis-je arrivé là ? J’ai complètement oublié et c’était bien le but de ce voyage. Abdou tourne ce visage buriné par les âges qui m’est devenu si familier, il m’observe transporté dans des rêveries puis me dit : “vous savez, ce n’est pas seulement de la musique, c’est une guérison”.
Sortir du cadre
Marrakech est le point de départ de ce fabuleux voyage. Quand je pose le pied sur le tarmac je ne suis pas vraiment arrivé au Maroc, ma tête est encore à Salvador ou je veux retourner et aux mille problèmes que j’ai laissés derrière moi à Paris. Les décisions qui viennent sont d’importance et je me trouve dans une situation inextricable, rien de ce que je puisse faire n’aura d’influence positive, aucune solution n’est acceptable. Dans ce genre de situation, j’essaye de m’extraire de l’équation, de méditer à une alternative. Je pars au Maroc avec l’objectif de changer de perspective. Quand il est urgent d’attendre, je sors du cadre, littéralement.
Partir est pour moi une meilleure option que d’attendre, Steve Jobs méditait en marchant, je médite en roulant. L’aventure du désert Africain est à peine à 3 heures d’avion du centre de l’Europe, c’est le chemin le plus court vers l’évasion. Rester allongé sur une plage ne m’a jamais reposé, j’ai besoin d’un mouvement visuel permanent, et rien de mieux que le road trip pour ça.
En Afrique du nord comme en Inde, quand les routes peuvent être des épreuves, rien n’est plus important que le chauffeur. Par chance Abdou qui se présente à moi entre le soleil de midi et le trafic coloré d’une capitale de la Méditerranée, a une personnalité joyeuse, entraînante.
S’il est le premier contact avec la route pour son passager, il est aussi le premier entremetteur à chaque étape. Autour d’Abdou les visages s’illuminent, ce qui peut paraître une complication se résout facilement. Une discussion commence par le traditionnel “sois le bienvenu” et se conclut par “bonne conti-nua-tion”, lancé presque en chantant. Abdou est chez lui partout après 30 ans sur la route. Docker, marin ou pilote, il a déjà eu mille vies et quand la population se fait rare il a le don de toujours trouver un ami improbable
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Méditation
La route vers le désert est une poésie. Chaque virage annonce un nouveau verset, chaque arrêt donne le repos de la rime. Les décors sont changeants, de forme et de couleurs, ils défilent dans une rêverie de la fenêtre. Quelques kilomètres à peine en sortant de Marrakech, les montagnes du massif du Haut Atlas sont en ligne de mire. Les paysages se simplifient, la vie trépidante et luxuriante de Marrakech laisse place à une nature plus réduite entre les villages de montagne, dans une palette tricolore : le vert encore présent au printemps, le rouge de la pierre et de la terre, et le blanc des sommets qui semble ne jamais disparaître.
Les virages s’enchaînent, les pauses sont culturelles avec l’école coranique et la bibliothèque de Tamegroute et l'architecture spectaculaire d'Ait Ben Haddou. Je les laisse rapidement sur le bord de mon chemin, car l’extraordinaire se trouve après 2 jours de route. Une fois le haut Atlas franchi, la nature se transforme à une rapidité sidérante.
Après quelques jours, nous croisons une voiture… de temps en temps. Je commence déjà à oublier pourquoi je suis parti. En quelques kilomètres, l’horizon rectiligne s’allonge à perte de vue. Sur les bords de la route les couleurs sont des variations d’ocre et de jaune, la poussière apparaît plus dense. La montagne se transforme en canyon, la roche devient sable, le vent semble être le seul à partager la place avec le soleil. Des petits tourbillons de poussière jaune nous accueillent dans l’aride.
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Monochrome
Le décor devient majestueux, les falaises monochromes, ocres, dominent une plaine de steppe jaune avec quelques rochers pour dessiner l’horizon. Puisque nous sommes seuls la plupart du temps, nous pourrions être des explorateurs d’une nouvelle planète rouge. Le chemin lui aussi se transforme, à vrai dire il disparaît complètement. Cette route ressemble probablement à ce que ressentiront un jour ceux qui découvriront Mars, c’est saisissant.
Seule l’expérience d’Abdou permet de se diriger, car les pistes prennent mille directions et il décide lui seul de notre chemin. Le 4x4 rebondit et tremble pendant ce qui me semble être des heures. Et puis, alors que je suis absorbé par la magnificence des canyons et de la roche qui nous entourent, les roues semblent perdre toute adhérence. Pendant quelques secondes, le véhicule pourrait aussi bien être un bateau. Les cailloux sont devenus du sable.
Un couple de nomades croise notre route, avançant à pied dans la steppe avec un âne chargé de provisions pour plusieurs jours. Quelques kilomètres plus tard, nous devinons une tente cernée de sable et de vent qui doit être leur destination.
Au fil des kilomètres, la roche disparaît. Des vagues de sable se forment et le désert océan nous entoure. J’ai l’impression qu’Abdou roule à une vitesse folle, plus aucune trace ne nous précède. “Nous sommes sur le Lac Iriki”, me dit-il.
Quand la pluie vient, c'est impraticable pour quelques jours, le temps qu’elle s’évapore, mais nous sommes bien au fond du lac, sur un plateau sans fin. Une cabane en forme de bateau est perdue au milieu des dunes. Dans le rétroviseur le soleil tombe entre deux montagnes au loin, le ciel devient orange derrière nous, pourpre devant.
Nous nous arrêtons quelques minutes pour observer une famille de dromadaires, le plus jeune marche à peine droit dans les longues pattes de sa mère. Ils ont trouvé le seul coin de verdure piquante que j’ai vu depuis des heures. La scène est fascinante, je sais que les dromadaires appartiennent à quelqu’un qui les regroupera bientôt, mais ils me donnent un vrai sentiment de liberté. Je sais qu’un jour je devrai rentrer, mais le moment est unique de simplicité et de beauté.
Lac Iriki - Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Le rituel Gnawa et la musique comme thérapie
Juste avant la pénombre, Abdou m’informe que nous sommes arrivés. Je sens bien que l’endroit est reculé, qu’il espérait arriver avant la nuit tombée. Les dunes de sable fin devant nous sont gigantesques, un jeune homme habillé d’un turban et d’une tunique blanche se tient là et dans un grand sourire nous accueille. “Sois le bienvenu”. En quelques mètres, qui paraissent plus longs quand les pieds s’enfoncent dans le sable, je me tiens devant une tente au pied de la plus haute des dunes. Mon hôte, que j’apprends être Qassim, me fait le tour du propriétaire, je suis étonné de ne pas voir d’autres campements, d’autres tentes, d’autres aventuriers.
Le plus jeune de mes hôtes prépare un feu qui grandit vite avec la brise qui s’est levée. La nuit vint, mais pas les ténèbres.Par chance je suis arrivé un soir de pleine lune, elle éclaire d’un voile bleu roi le sable et est entourée de millions d’étoiles. Après quelque repos mérité, le dîner est servi dans un décor impossible, avec tout le confort que l’on peut espérer.
Et alors que je crois avoir eu mon lot de scènes incroyables, un petit groupe d’hommes à la peau plus sombre arrive en file indienne depuis une dune. Deux d’entre eux tiennent dans leur mains ce que je sais être qu’une guitare, tous les autres des petites coupelles de métal dont je deviens vite curieux de l’usage. Avec le feu sur ma gauche, des montagnes de sable autour et une voie lactée au-dessus de la tête, je les observe parler dans leur langue vivace à Abdou qui nous a rejoint. Et après un silence que je n’ai vu qu’en religion, les coupelles de métal s’entrechoquent et commence une rythmique mélodieuse. Ce sont des instruments, des claquettes qui sont utilisés avec une grande douceur, sans soubresaut.
J’apprendrai par Abdou que la musique et les rituels Gnawas ont pour origine des cultes sahéliens adaptés par les descendants de musulmans Subsahariens au Maghreb. Ces pratiques on diverses origines Peules, Haoussa, Barnou, Foulani, Barma, Bambara, Wolof, Mandingue, Bozo, et d'autres tribus du Mali et du Burkina Faso… de ces régions où le désert du Sahara n’a jamais été une frontière pour ceux qui doivent le traverser. Ces peuples, souvent amenés dans la région par des marchands d’esclaves, ont dû se métamorphoser pour survivre, et adopter l'Islam comme religion afin d'assurer leur continuité. Leur musique est d’une rythmique que je n’avais jamais expérimentée, leurs chants paraissent mystiques.
Je comprends que les Gnawas sont une confrérie religieuse dont les pratiques sont avant tout thérapeutiques, y compris leur musique. Le moment n’est bien sûr pas à l’argumentation scientifique, je me laisse transporter par leurs chants en levant la tête vers le ciel.
Au petit matin, après une nuit de plomb avec le seul vent pour musique, je ne sais pas bien quel mal fut guéri, mais je me sens tellement mieux.
En gravissant la dune pour observer le lever du soleil au bout de cet océan de sable, je sens une énergie nouvelle, avec pour seul regret le devoir de rentrer un jour.
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
Maroc, 2018 - Photo Genaro Bardy
La ville sans fin
Explorer Tokyo est une histoire sans fin. Si Tokyo commence les yeux écarquillés, elle donne vite le sentiment de ne jamais finir, d’avoir toujours quelque aventure à proposer, quelque soit le quartier dans lequel je me trouve.
Tokyo a toutes les caractéristiques d’un endroit familier, d’une ville que je crois connaître. Je reconnais le gigantisme de New York ou de Shanghai, je ressens la douceur mystique de Rome, la gastronomie de Paris, je me perds dans des malls qui pourraient être à Singapour. Mais dans son ensemble, Tokyo est Sui Generis, unique en son genre.
Les sensations qui cohabitent sont extrêmes, pleines de contrastes. Je me sens comme un enfant qui ouvre à peine les yeux et qui ne voit que le contraste. C’est ce contraste permanent entre des expériences qui ne vont pas ensemble qui me donne la sensation presque instantanée d’être perdu, d’avoir perdu chacun de mes sens.
On se plairait à peindre Tokyo comme un espace de coercition terrible avec la robotisation, le consumérisme galopant, la déprime contrainte, l’esclavage salarié et la culture Japonaise comme une apologie du repli méditatif et de la soumission, mais Tokyo est aussi une ville excentrique, rebelle, moqueuse et désobéissante. Ainsi je vous propose de vous perdre avec moi dans Tokyo et de suivre les traces d’une expérience de 36 heures dans cette ville interminable.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Le son du silence
Se perdre dans Tokyo en marchant est le meilleur conseil, il y a trop à faire, autant laisser le hasard décider. Depuis la gare centrale de Tokyo, j’avance vers le centre d’affaires surplombé de tours qui chatouillent les nuages. La première déstabilisation vient du décalage entre ce que je vois et ce que j’entends. La vie s’agite devant mes yeux mais le silence est partout, c’est incompréhensible.
Les rues sont pleines de trafic, pourtant je crois voir glisser les voitures autour de moi. Les trottoirs sont occupés mais personne ne semble pressé. Aucune animosité, pas de klaxons ou de chauffards, aucun cri, aucune voix qui dépasse. Le bruit est bien présent, mais partout le calme est apparent. C’est un sentiment étrange, unique.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Le calme permanent ne peut être une conception, une décision politique. Ce doit être une culture, une qualité partagée par le plus grand nombre, les Japonais sont calmes parce qu’ils ont été éduqués ainsi. Je vais en recevoir une confirmation frappante, alors que je me dirige vers le temple de Meiji Jingun, plus grand temple Shintoïste de la capitale.
Meiji-jingu est un vaste sanctuaire au centre du parc Yoyogi, dans le quartier de Harajuku. Pour y accéder une immense allée de terre est bordée d’un jardin impérial délicatement entretenu. En cette saison de fêtes de début d’année le chemin pour accéder au sanctuaire est bondé, des milliers de familles viennent célébrer le cycle naturel et le retour de la lumière en ce début d’hiver. Il n’y a pas de temple qui puisse accueillir ce flux continu de prières, chacun attend son tour. Et pourtant ce qui semble être un million d’âmes avance doucement, en ligne et à petit pas, dans un calme religieux. Le respect et le silence paraissent naturels, mes voisins m’apprennent ce proverbe qui les caractérisent le mieux :
[かんにんはいっしょうのたから,
kannin wa isshou no takara]
« la patience est un trésor de la vie »
Proverbe Japonais
Prières au temple Meiji-jingu - Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Dans un contraste saisissant, la sortie du parc marque le début d’un des quartiers les plus commerçants de Tokyo. Un temple de la consommation aussi agité que bruyant. Quand la curiosité m’amène dans un scintillement de lumière, le volume sonore devient extrême, presque insupportable. Les machines à Jackpot ou de jeux vidéos incompréhensibles remplissent une salle immense, la cacophonie est totale.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Un temple bondé traverse les années dans un silence total, à quelques mètres le bruit et la fureur sont le temple des paradoxes de la vie occidentale.
À perte de vue
Quand je prends de la hauteur depuis Tokyo Tower ou Tocho, le siège métropolitain, le vertige est double : l’horizon est lui aussi totalement rempli de béton. A perte de vue des immeubles blancs, la ville est compacte, dense, interminable. Quelques performances architecturales ressortent de la baie de Tokyo, mais l’ensemble paraît uniforme. C’est une répétition d’immeubles qui donne l’impression de perdre la vue dans un labyrinthe infini.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Il y a peu de villes aussi impressionnantes visuellement que Tokyo : photogénique, télégénique, la ville offre un immense panorama de ressources optiques, d’angles inattendus. La seule sensation qui domine depuis les hauteurs est d’être serré, entouré d’un entassement de béton et de verre. Au loin, le mont Fuji, point culminant du Japon, domine l’horizon et rappelle que la ville s’est bien construite dans un environnement naturel.
Au niveau de la rue, il n’y a pas que le gigantisme qui vous fait sentir infiniment petit. La foule est rappelée partout par l’omniprésence des enseignes, la publicité est incomparablement plus développée que partout ailleurs. Je suis stupéfait par la quantité d’annonces visibles, leurs différentes formes se succèdent sans interruption des deux côtés de la rue.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Les annonces des grands commerçants de Shibuya sont encore plus grandioses. Le carrefour le plus fréquenté du monde assomme par la quantité de voitures et de piétons, quand je lève la tête pour respirer je ne parviens à rien regarder d’autre que des publicités, mariée à ce que l’on doit reconnaître pour être la plus belle écriture du monde. Devant une telle quantité de voitures et un tel flot de musiques, j’ai l’impression que le monde entier défile devant les yeux. C’est un spectacle hypnotique qui déroute, épuise ou émerveille, mais qui ne laisse pas indifférent.
A la nuit tombée, quand les enseignes s’illuminent, on ne peut trouver une maison sans enseigne électrique. La nuit ne donne plus l’impression de cycle naturel, la lumière n’est pas une commodité pour se déplacer, elle éblouit par ses messages. Il est vraiment étonnant de voir toutes ces annonces accrochées aux portes des maisons, aux poteaux qui bordent les rues dont les fils électriques qui les alimentent paraissent tentaculaires ou sur des cabines spéciales suspendues dans les airs.
Et au détour des gratte-ciel bordés d’enseignes lumineuses de Shinjuku, je tombe sur un bloc de petites maisons d’à peine 2 étages. Ce minuscule quartier est coincé entre la voie ferrée, les centres commerciaux et la gare la plus fréquentée du monde, c’est un îlot qui est resté deux cents ans en arrière, un de ceux où l’on découvre le véritable goût de Tokyo une fois la nuit tombée.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Le goût de Tokyo
Les Japonais divisent la nuit en plusieurs soirées successives, avec un sens pratique remarquable, chacun étant libre de s’en écarter quand il le souhaite. La “première soirée” est assez calme, elle commence tôt, vers 18h. On mange dans un restaurant, on discute, on boit modérément.
Le lieu est exigu. C’est à peine si on s’y tient à six, et ce soir ce sont quinze personnes qui s’y serrent en riant. Derrière le comptoir, Jitsuko accueille les clients d’un grand sourire : “Irasshaimase. Bienvenue”.
Le soir commence à peine, les derniers trains ne sont pas encore passés. A intervalle régulier, juste au-dessus de nos têtes, cent tonnes de ferraille annoncent le vacarme du retour chez eux des travailleurs. Les quatre murs se mettent à trembler, les tables vibrent dans une petite musique de verres de saké et des discussions qui ne s’arrêtent jamais. On parle fort ou on se tait, on sirote son saké dans la fureur des trains et des phrases.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Jitusko me propose son fameux kanimiso, une assiette de cervelle de crabe. Deux petits bols de porcelaine, une rondelle croquante de radis blanc, mon voisin commande sa deuxième bouteille de Saké, la nuit est lancée.
La deuxième soirée, de 21 à 23 heures environ, est le début des choses sérieuses. D’abord on trouve un bar ou une nomi-ya, sorte de pub japonais où la principale occupation est de boire tout en faisant semblant de manger.
Quand la troisième soirée commence, les esprits sont déjà bien échauffés. Ceux qui veulent attraper le dernier train courent comme s’ils étaient poursuivis par la morale. à peine disent-ils au revoir, un petit salut de la tête et ils s’éclipsent dans la grande ville. Je suis dans un de ces bistrots comme on n’en trouve qu’à Tokyo, niché entre la voie ferrée et ce petit groupe de maisons à deux étages perdu au milieu des gratte-ciels de Shinjuku. Le temps moderne les a oubliés là, entre le fer, le métal et le verre.
On s’y retrouve tard, quand les autres bars ferment, que les derniers trains sont partis, qu’une nuée de taxis verts, jaunes, oranges parcourt la ville, traçant dans la nuit leurs trajectoires lumineuses. Quelquefois, on s’y donne rendez-vous, mais la plupart du temps tout le monde s’y retrouve au hasard des longues tables en bois vieilli.
Ceux qui restent font semblant d’hésiter, on peut déjà les considérer comme perdus. On se fait juste un peu prier de partir, et il convient déjà de trouver un nouveau bar ou un karaoké. Traverser la nuit se fait en chanson, rien de mieux pour s’évader l’esprit que de rejoindre le monde où l’absurde et l’incroyable deviennent la norme.
Desert in Tokyo - 1er janv 2018 - Photo Genaro Bardy
Enfin vient le moment décisif, l’heure où le cercle se resserre, où les limites sont franchies. Les soirées terminent le plus souvent dans des appartements, où les compagnons de route s’écroulent dans un salon étranger. Bientôt, il ne restera plus que moi et Tokyo, comme une affaire personnelle.
C’est à cette heure tardive de la nuit qu’il m’est offert de vivre l’expérience gustative la plus particulière de mon voyage. Je ne m’abandonne pas à la nuit et décide de rester éveillé jusqu’au départ le lendemain. Je me dirige en taxi vers Tsukiji, le marché au poisson du quartier des pêcheurs.
Immense dédale, Tsukiji est le temple de la gastronomie nippone, repaire de tous les gourmets, négociants et restaurateurs du pays. Il ouvre ses portes dès 5h30 et arriver tôt le matin est le seul moyen de découvrir les espaces réservés aux professionnels qui s’agitent dans un ballet fascinant, chaos ordonné où s’échangent 2 900 tonnes de poissons, coquillages et fruits de mer chaque jour.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Dans les rues adjacentes, le poulpe, la coquille saint-jacques ou le saumon sont grillés dehors à même les rues, devant les entrées des meilleurs restaurants de Sushis au monde. Aux premières lueurs du jour je n’ai pas à attendre, à tout autre moment il faudrait prendre son mal en patience.
A l’intérieur des restaurants on croirait un voyage dans le temps. Dans un décor calme de bois ancien, une douzaine de chefs préparent les plats à quelques centimètres devant moi. Les sushis de Tsukiji constituent le plus grand sentiment de fraîcheur que j’ai pu connaître, ce n’est plus un repas, c’est un bain salé dans l’océan.
« Les gens qui s’amusent n’ont pas de temps libre »
Déjà la foule prend possession des petites rues de Tsukiji, il est temps pour moi de poursuivre ma route, de quitter les contrastes de Tokyo qui se retrouvent jusque dans sa philosophie populaire. Le proverbe ancestral qui correspond le mieux à Tokyo : 遊び人暇なし asobininhimanashi - « Les gens qui s’amusent n’ont pas de temps libre ». C’est un double sens qui désigne les possibilités infinies de la ville la plus peuplée au monde, autant que le manque de temps qui condamne ceux qui en profitent.
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017
Desert in Tokyo - 1er janv 2018 - Photo Genaro Bardy