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La ville sans fin

Explorer Tokyo est une histoire sans fin. Si Tokyo commence les yeux écarquillés, elle donne vite le sentiment de ne jamais finir, d’avoir toujours quelque aventure à proposer, quelque soit le quartier dans lequel je me trouve.

Tokyo a toutes les caractéristiques d’un endroit familier, d’une ville que je crois connaître. Je reconnais le gigantisme de New York ou de Shanghai, je ressens la douceur mystique de Rome, la gastronomie de Paris, je me perds dans des malls qui pourraient être à Singapour. Mais dans son ensemble, Tokyo est Sui Generis, unique en son genre.

Les sensations qui cohabitent sont extrêmes, pleines de contrastes. Je me sens comme un enfant qui ouvre à peine les yeux et qui ne voit que le contraste. C’est ce contraste permanent entre des expériences qui ne vont pas ensemble qui me donne la sensation presque instantanée d’être perdu, d’avoir perdu chacun de mes sens.

On se plairait à peindre Tokyo comme un espace de coercition terrible avec la robotisation, le consumérisme galopant, la déprime contrainte, l’esclavage salarié et la culture Japonaise comme une apologie du repli méditatif et de la soumission, mais Tokyo est aussi une ville excentrique, rebelle, moqueuse et désobéissante. Ainsi je vous propose de vous perdre avec moi dans Tokyo et de suivre les traces d’une expérience de 36 heures dans cette ville interminable.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Le son du silence

Se perdre dans Tokyo en marchant est le meilleur conseil, il y a trop à faire, autant laisser le hasard décider. Depuis la gare centrale de Tokyo, j’avance vers le centre d’affaires surplombé de tours qui chatouillent les nuages. La première déstabilisation vient du décalage entre ce que je vois et ce que j’entends. La vie s’agite devant mes yeux mais le silence est partout, c’est incompréhensible.

Les rues sont pleines de trafic, pourtant je crois voir glisser les voitures autour de moi. Les trottoirs sont occupés mais personne ne semble pressé. Aucune animosité, pas de klaxons ou de chauffards, aucun cri, aucune voix qui dépasse. Le bruit est bien présent, mais partout le calme est apparent. C’est un sentiment étrange, unique.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Le calme permanent ne peut être une conception, une décision politique. Ce doit être une culture, une qualité partagée par le plus grand nombre, les Japonais sont calmes parce qu’ils ont été éduqués ainsi. Je vais en recevoir une confirmation frappante, alors que je me dirige vers le temple de Meiji Jingun, plus grand temple Shintoïste de la capitale.

Meiji-jingu est un vaste sanctuaire au centre du parc Yoyogi, dans le quartier de Harajuku. Pour y accéder une immense allée de terre est bordée d’un jardin impérial délicatement entretenu. En cette saison de fêtes de début d’année le chemin pour accéder au sanctuaire est bondé, des milliers de familles viennent célébrer le cycle naturel et le retour de la lumière en ce début d’hiver. Il n’y a pas de temple qui puisse accueillir ce flux continu de prières, chacun attend son tour. Et pourtant ce qui semble être un million d’âmes avance doucement, en ligne et à petit pas, dans un calme religieux. Le respect et le silence paraissent naturels, mes voisins m’apprennent ce proverbe qui les caractérisent le mieux :

[かんにんはいっしょうのたから,

kannin wa isshou no takara]

« la patience est un trésor de la vie »

Proverbe Japonais

Prières au temple Meiji-jingu - Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Dans un contraste saisissant, la sortie du parc marque le début d’un des quartiers les plus commerçants de Tokyo. Un temple de la consommation aussi agité que bruyant. Quand la curiosité m’amène dans un scintillement de lumière, le volume sonore devient extrême, presque insupportable. Les machines à Jackpot ou de jeux vidéos incompréhensibles remplissent une salle immense, la cacophonie est totale.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Un temple bondé traverse les années dans un silence total, à quelques mètres le bruit et la fureur sont le temple des paradoxes de la vie occidentale.

À perte de vue

Quand je prends de la hauteur depuis Tokyo Tower ou Tocho, le siège métropolitain, le vertige est double : l’horizon est lui aussi totalement rempli de béton. A perte de vue des immeubles blancs, la ville est compacte, dense, interminable. Quelques performances architecturales ressortent de la baie de Tokyo, mais l’ensemble paraît uniforme. C’est une répétition d’immeubles qui donne l’impression de perdre la vue dans un labyrinthe infini.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Il y a peu de villes aussi impressionnantes visuellement que Tokyo : photogénique, télégénique, la ville offre un immense panorama de ressources optiques, d’angles inattendus. La seule sensation qui domine depuis les hauteurs est d’être serré, entouré d’un entassement de béton et de verre. Au loin, le mont Fuji, point culminant du Japon, domine l’horizon et rappelle que la ville s’est bien construite dans un environnement naturel.

Au niveau de la rue, il n’y a pas que le gigantisme qui vous fait sentir infiniment petit. La foule est rappelée partout par l’omniprésence des enseignes, la publicité est incomparablement plus développée que partout ailleurs. Je suis stupéfait par la quantité d’annonces visibles, leurs différentes formes se succèdent sans interruption des deux côtés de la rue.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Les annonces des grands commerçants de Shibuya sont encore plus grandioses. Le carrefour le plus fréquenté du monde assomme par la quantité de voitures et de piétons, quand je lève la tête pour respirer je ne parviens à rien regarder d’autre que des publicités, mariée à ce que l’on doit reconnaître pour être la plus belle écriture du monde. Devant une telle quantité de voitures et un tel flot de musiques, j’ai l’impression que le monde entier défile devant les yeux. C’est un spectacle hypnotique qui déroute, épuise ou émerveille, mais qui ne laisse pas indifférent.

A la nuit tombée, quand les enseignes s’illuminent, on ne peut trouver une maison sans enseigne électrique. La nuit ne donne plus l’impression de cycle naturel, la lumière n’est pas une commodité pour se déplacer, elle éblouit par ses messages. Il est vraiment étonnant de voir toutes ces annonces accrochées aux portes des maisons, aux poteaux qui bordent les rues dont les fils électriques qui les alimentent paraissent tentaculaires ou sur des cabines spéciales suspendues dans les airs.

Et au détour des gratte-ciel bordés d’enseignes lumineuses de Shinjuku, je tombe sur un bloc de petites maisons d’à peine 2 étages. Ce minuscule quartier est coincé entre la voie ferrée, les centres commerciaux et la gare la plus fréquentée du monde, c’est un îlot qui est resté deux cents ans en arrière, un de ceux où l’on découvre le véritable goût de Tokyo une fois la nuit tombée.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Le goût de Tokyo

Les Japonais divisent la nuit en plusieurs soirées successives, avec un sens pratique remarquable, chacun étant libre de s’en écarter quand il le souhaite. La “première soirée” est assez calme, elle commence tôt, vers 18h. On mange dans un restaurant, on discute, on boit modérément.

Le lieu est exigu. C’est à peine si on s’y tient à six, et ce soir ce sont quinze personnes qui s’y serrent en riant. Derrière le comptoir, Jitsuko accueille les clients d’un grand sourire : “Irasshaimase. Bienvenue”.

Le soir commence à peine, les derniers trains ne sont pas encore passés. A intervalle régulier, juste au-dessus de nos têtes, cent tonnes de ferraille annoncent le vacarme du retour chez eux des travailleurs. Les quatre murs se mettent à trembler, les tables vibrent dans une petite musique de verres de saké et des discussions qui ne s’arrêtent jamais. On parle fort ou on se tait, on sirote son saké dans la fureur des trains et des phrases.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Jitusko me propose son fameux kanimiso, une assiette de cervelle de crabe. Deux petits bols de porcelaine, une rondelle croquante de radis blanc, mon voisin commande sa deuxième bouteille de Saké, la nuit est lancée.

La deuxième soirée, de 21 à 23 heures environ, est le début des choses sérieuses. D’abord on trouve un bar ou une nomi-ya, sorte de pub japonais où la principale occupation est de boire tout en faisant semblant de manger.

Quand la troisième soirée commence, les esprits sont déjà bien échauffés. Ceux qui veulent attraper le dernier train courent comme s’ils étaient poursuivis par la morale. à peine disent-ils au revoir, un petit salut de la tête et ils s’éclipsent dans la grande ville. Je suis dans un de ces bistrots comme on n’en trouve qu’à Tokyo, niché entre la voie ferrée et ce petit groupe de maisons à deux étages perdu au milieu des gratte-ciels de Shinjuku. Le temps moderne les a oubliés là, entre le fer, le métal et le verre.

On s’y retrouve tard, quand les autres bars ferment, que les derniers trains sont partis, qu’une nuée de taxis verts, jaunes, oranges parcourt la ville, traçant dans la nuit leurs trajectoires lumineuses. Quelquefois, on s’y donne rendez-vous, mais la plupart du temps tout le monde s’y retrouve au hasard des longues tables en bois vieilli.

Ceux qui restent font semblant d’hésiter, on peut déjà les considérer comme perdus. On se fait juste un peu prier de partir, et il convient déjà de trouver un nouveau bar ou un karaoké. Traverser la nuit se fait en chanson, rien de mieux pour s’évader l’esprit que de rejoindre le monde où l’absurde et l’incroyable deviennent la norme.

Desert in Tokyo - 1er janv 2018 - Photo Genaro Bardy

Enfin vient le moment décisif, l’heure où le cercle se resserre, où les limites sont franchies. Les soirées terminent le plus souvent dans des appartements, où les compagnons de route s’écroulent dans un salon étranger. Bientôt, il ne restera plus que moi et Tokyo, comme une affaire personnelle.

C’est à cette heure tardive de la nuit qu’il m’est offert de vivre l’expérience gustative la plus particulière de mon voyage. Je ne m’abandonne pas à la nuit et décide de rester éveillé jusqu’au départ le lendemain. Je me dirige en taxi vers Tsukiji, le marché au poisson du quartier des pêcheurs.

Immense dédale, Tsukiji est le temple de la gastronomie nippone, repaire de tous les gourmets, négociants et restaurateurs du pays. Il ouvre ses portes dès 5h30 et arriver tôt le matin est le seul moyen de découvrir les espaces réservés aux professionnels qui s’agitent dans un ballet fascinant, chaos ordonné où s’échangent 2 900 tonnes de poissons, coquillages et fruits de mer chaque jour.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Dans les rues adjacentes, le poulpe, la coquille saint-jacques ou le saumon sont grillés dehors à même les rues, devant les entrées des meilleurs restaurants de Sushis au monde. Aux premières lueurs du jour je n’ai pas à attendre, à tout autre moment il faudrait prendre son mal en patience.

A l’intérieur des restaurants on croirait un voyage dans le temps. Dans un décor calme de bois ancien, une douzaine de chefs préparent les plats à quelques centimètres devant moi. Les sushis de Tsukiji constituent le plus grand sentiment de fraîcheur que j’ai pu connaître, ce n’est plus un repas, c’est un bain salé dans l’océan.

« Les gens qui s’amusent n’ont pas de temps libre »

Déjà la foule prend possession des petites rues de Tsukiji, il est temps pour moi de poursuivre ma route, de quitter les contrastes de Tokyo qui se retrouvent jusque dans sa philosophie populaire. Le proverbe ancestral qui correspond le mieux à Tokyo : 遊び人暇なし asobininhimanashi - « Les gens qui s’amusent n’ont pas de temps libre ». C’est un double sens qui désigne les possibilités infinies de la ville la plus peuplée au monde, autant que le manque de temps qui condamne ceux qui en profitent.

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Photo Genaro Bardy - Tokyo, 2017

Desert in Tokyo - 1er janv 2018 - Photo Genaro Bardy

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