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Briser le Cycle

La grande arche de la Défense, terrasse extérieure, 12:00. Je regarde le haut de la grille. Je peux la grimper sans trop de problème, mais je dois aller vite. Je prends un pas d’élan, trois de course et m’accroche au sommet de la grille. Je passe facilement le corps et saute de l’autre côté. Je cours immédiatement vers le bord le plus proche, sur la gauche. J’entends quelques cris des visiteurs de l’exposition, interdits.

J’arrive près du bord, je ralentis et m’assois avec les jambes dans le vide. Ces quelques secondes de contemplation m’ont sauvé d’une fin certaine. Je veux réécrire la fin de cette histoire.

Pendant ces quelques secondes, je me dis “c’est le moment”. Je suis déterminé, j’ai arrêté de pleurer et n’ai plus que la colère qui remplit mon cœur. Je commence à entendre les “Monsieur” criés par ceux qui m’ont suivi. Dans mon souvenir je crois qu’ils sont trois, c’est le plus jeune que je choisirai d’écouter, une fois qu’il lance : “eh mec”.

Je me retourne et choisis de l’entendre. Je baisse la tête et reviens à la vie. Je connais les épreuves qui m’attendent : l'hôpital, l’isolement, les médicaments, la condition de victime. Mais le plus dur : vivre avec. Accepter que ces événements me sont arrivés.

J’ai été violé à l’âge de 10 ans en colonie de vacances. J’ai 23 ans et le souvenir m’est revenu en thérapie. Je suis allé porter plainte quand j’ai appris que la prescription était repoussée de 10 ans après la majorité. Mais en sortant du commissariat, j’ai pris le métro direct vers la Défense. J’en voulais à ma mère d’avoir laissé faire cela. Je ne sais pas bien pourquoi je voulais la rendre responsable. Peut-être parce que je considérais qu’elle avait refusé de m’élever, m’avait laissé à ses parents et que ma présence en pension et dans cette colonie de vacances étaient la conséquence de son incapacité à s’occuper de moi.

Je ne voulais pas vivre avec ce souvenir. Et pourtant en une fraction de seconde, je choisis la vie. Je choisis de changer la fin inéluctable. Je veux passer les épreuves pour briser le cycle de cette famille torturée par le viol et le mensonge.

C’est pour vous, Luna et Tom, que j’écris ces lignes. Je ne pourrai pas empêcher la souffrance, inhérente à l’existence. La douleur est un signal. La peur indique l’endroit où le travail est nécessaire. Je ne pourrai pas effacer les peines et les douleurs, mais je peux vous aider à combattre les prédateurs. Vous donner les outils pour affronter vos épreuves et peut-être connaître la seule source de bonheur : le retour à la vie. La résilience.

La vie est un cadeau. Un présent infini. Nous l’expérimentons, nous l’empruntons pour quelques heures. Chaque jour, nous choisissons de recommencer à vivre. J’emprunte à Paul Nougé cette vérité : “L'intérieur de votre tête est n’est pas cette masse grise et blanche que l’on vous a dite. C’est un paysage de sources et de branches, une maison de feu. Mieux encore, la ville miraculeuse qu’il vous plaira d’inventer.”

Vivre est votre invention. Car vous pouvez vivre, mes enfants, en choisissant comment. Vous pouvez décider de vivre avec joie, avec gratitude et pour les autres. Vous pouvez choisir de voir le beau dans l'indicible. Personne ne peut vous dicter l’avenir. Vous ne pouvez qu’être présent. Infiniment présent.

Grande Arche de la Défense, décembre 2025

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