New York, en pire

Times Square, sous la pluie, avec une valise de vingt kilos qui trotte derrière mon bras. Trois allers-retours pour trouver l'adresse, je vois le jour tomber et les lumières épileptiques se lever. Les touristes du monde entier, une publicité 3D haute comme un gratte-ciel, la fumée, le bruit et la fureur du capitalisme. Mac Donald's, Bubba Gump, TGI Friday, GAP, HBO, les bus, les taxis jaunes, les jongleurs et les super-héros, les flics qui me confirment que mon accent est incompréhensible. Tu parles d'une idée de prendre un bureau au centre du monde. J'arrive directement de l'aéroport, à peine le temps de déposer mes affaires à l'appartement de mes patrons, de retrouver rapidement notre avocat qui m'a détaillé les prochaines étapes de nos procédures, et me voilà en direction de notre filiale, désertée de son unique employée.

J'ai le costume de directeur du développement trempé. Paul Smith, Printemps de l'Homme, huit cents Euros sous la flotte. Je n'ai pas de parapluie, je pensais que le taxi me déposerait devant l'adresse exacte. À vrai dire, il l'avait fait, mais je ne l'ai compris qu'après une heure la tête en l'air à pester contre le système d'adresses de New York. Mon papier dit : "1247 Times Square-38th West". Je ne suis pas bien avancé : "Pardon madame. Ha oui de l'autre côté. Aïe âve you in ze belook." Un torrent d'énervement à chaque demi-tour. L'adresse est bien sur Times Square, mais l'entrée de l'immeuble est au début de la 38th Street, côté ouest donc. Maintenant que j'y suis, j'ai comme un doute. Je suis dans l'ascenceur, toujours la tête en l'air à regarder s'égréner les étages, je me demande : "Et s'il est là ? Je fais quoi ?".

Je me suis dit qu'il n'y avait rien de plus improbable. Quand on est pris la main dans le sac ou dans le pantalon, on ne revient pas sur le lieu du crime. Il s'était fait prendre la main dans les deux, il devait être loin en train de jouir de son argent volé.

Lui, je ne me souviens plus de son nom. Producteur de musique pour jeunes chanteuses de Rythm and Blues et amant d'Alice. Alice, elle, je la connaissais pour l'avoir vue une fois et virée dans la foulée. Alice travaillait pour la filiale américaine de la société Evenement International qui m'employait depuis trois mois à peine. J'étais arrivé pour développer de nouveaux événements, dans de nouveaux pays. Alors que je prenais mes marques dans mes nouvelles fonctions, on me demande mon opinion sur la filiale US qui perd trop d'argent chaque année. L'événement prestigieux de New York pouvait ne pas être rentable, il servait l'image de l'entreprise, mais le bateau prenait l'eau et risquait de faire tanguer toute la flotte.

Je ne fis alors qu'une simple demande d'accès aux données comptables de la filiale à la seule salariée qui y était détachée. Alice était Française, elle était entrée dans l'entreprise comme assistante et avait survécu en sept ans aux trois personnes qui avaient tenté en vain de prendre la direction de l'événement New Yorkais. En pratique, c'était Alice qui gérait la filiale. Les informations, je les recevais. Mais je ne trouvais jamais de quoi les vérifier. Ma seule source était Alice, elle pouvait me dire ou m'écrire ce qu'elle voulait, je voulais confirmer avec les fichiers sources. Puisqu'elle bottait toujours en touche, je suis allé jusqu'au plaquage pour arrêter de perdre du temps. Je voulais qu'elle m'envoie son disque dur de travail si elle ne pouvait m'y donner accès à distance.

Le disque dur était oublié, puis perdu, puis cassé. Il semblait avoir vécu mille vies depuis que je lui demandais de rentrer au bercail. Il est cassé ? Et bien soit. Envoie-le moi cassé. Je sais comment récupérer ces données. Mais Alice avait fui son domicile, battue par son compagnon. Elle pleurait, elle voulait rentrer en France. Et puis, non, ça allait mieux.

Je finis par recevoir en grandes pompes ce disque dur éreinté par les années de pertes sans profits. Illisible, je l'envoyais directement en pension dans le XIIIème arrondissement de Paris pour se retaper. Quand il eut recouvré ses esprits, je compris enfin pourquoi on voulait le réduire au silence : il connaissait un secret. Toutes ces années, il avait caché une double comptabilité, et même une double vie de sa propriétaire. La lecture de milliers d'emails et la récupération de fichiers effacés m'apprit beaucoup. Alice avait une société de production avec son petit-ami grand-escroc, elle soumettait à notre filiale qu'elle opérait des devis pour des prestations achetées par ailleurs bien moins chères. Les devis à valider ou les factures à payer arrivaient en bloc à Paris, mes patrons étaient toujours mis dans l'urgence et surtout, ils faisaient confiance. L'opération rondement menée, manifestement orchestrée par son amant, durait depuis au moins cinq ans avec des détournements colossaux, pas très loin des pertes selon mes estimations.

Petit curieux, le disque dur de la feuille me révéla également quelques vidéos de l'intimité du couple. La morale m'interdit d'en révéler ici les détails. Disons juste que si vous cherchez des objets à détourner de leur usage habituel ou avez toujours été curieux de certaines promotions que les hommes reçoivent dans leurs spams, vous auriez ici toutes les réponses. Apprendre à un disque dur à prendre l'avion et à parler sous la contrainte prend un peu de temps, voilà bien trois mois que j'étais dans l'entreprise et en un éclair je me retrouvais avec une filiale à retaper, une employée à licencier, un événement inconnu à relancer, à produire et à vendre dans une ville que je découvrais, sous la menace d'un brigand dont personne ne savait rien. Et par dessus le marché, j'étais trempé. Bienvenue à New York.

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[à suivre...]

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