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Une histoire du temps qui passe

L’arrivée au Rajasthan est intense, à Delhi la vie est dense, compacte, il se passe toujours quelque chose devant mes yeux. En transit pour une journée avant de partir traverser le Rajasthan, j’ai à peine le temps d’être étouffé par cette ville bruyante, fumante de pollution avec ces milliers de regards que je croise. Dans nos vies bien réglées par un agenda je me laisse porter par le temps qui s’accélère en voyage. On ne peut jamais se calmer quand on voyage, c’est l’agenda qui dicte le temps. Récupérer son bagage, trouver un taxi, check-in, dormir, check-out, attraper un avion. Le temps est accéléré quand on ne l’observe pas.

Je débute ma traversée du Rajasthan par Jaipur, une autre mégacité qui n’est ici qu’une capitale de Province. A force de voir cette densité de poussière et les milliers de personnes dans les rues on se prend à croire que toute l’Inde est surpeuplée, qu’elle ne se calme jamais. Et puis, quand on pénètre dans le Jantar Mantar, commence un nouveau rapport au temps. Il ne me quittera plus de tout le voyage.

Photo Genaro Bardy - Udaipur, Rajasthan, 2015

Photo Genaro Bardy - Jaipur, Rajasthan, 2015

Photo Genaro Bardy - Varanasi 2015

Le temps mesuré

Le Jantar Mantar est un observatoire astronomique établi à Jaipur, construit à l’intention du gourou de Jai Sing II dans le but d’établir les thèmes astraux et de déterminer les moments les plus propices pour les grands événements, mariages ou déplacements. C’est également le plus grand cadran solaire au monde. Je suis personnellement au Rajasthan pour réaliser des photographies, pour ramener chez moi l’âme de ce qu’ai pu voir. Derrière mon boitier, j’ai déjà un rapport au temps différent du visiteur habituel de ces lieux, car le temps photographique est plus long. La composition photographique prend du temps, c’est un travail de recherche et d’observation en temps réel qui vous absorbe, on ne voit pas le temps défiler. Mais ce temps est prévu, j’anticipe toujours ce temps nécessaire à la prise de vues. Ici c’est le sujet qui m’absorbe et fait ralentir le temps.

L’architecture est gigantesque, treize cadrans solaires, un pour chaque signe astrologique et un monumental qui dicte l’heure au dixième de seconde près. Le soleil de plomb est bien présent et je peux suivre sur ces crans minuscules au sol les secondes défiler. Je n’ai jamais eu le temps aussi bien matérialisé devant mes yeux, dans cet édifice imposant et majestueux. La rêverie dure de longues minutes, la chaleur est étouffante et me rappelle le travail nécessaire pour la construction de cet édifice certainement sous ce même soleil. Mes photographies d’architecture me font explorer les courbes, les lignes de chaque cadran solaire, l’histoire de cet édifice devient le poids du temps.

Passé, présent, futur. En physique, les scientifiques expliquent que c’est la même chose. Mais pour vous, pour moi, pour nous, le temps avance dans une seule direction: depuis nos attentes, à travers l’expérience et dans notre mémoire. Cette linéarité est appelé la flèche du temps, et certains scientifiques croient qu’elle ne progresse de cette manière uniquement parce que nous sommes là pour l’observer passer. Avec mes photos je suis un observateur du temps, les photographies sont un hommage aux puissants rois du passé, aux travailleurs qui ont construit ces cadrans solaires qui matérialisent le temps présent. Un hommage enfin aux décisions prises à partir d’eux. Qui n’a jamais été sous la contrainte d’une limite de temps ?

Photo Genaro Bardy - Observatoire Jantar Mantar - Jaipur, Rajasthan, 2015

Photo Genaro Bardy - Observatoire Jantar Mantar - Jaipur, Rajasthan, 2015

Le temps séparé

Le temps est un rythme personnel. Ma prochaine étape de ce voyage intérieur me montrera qu’il est différent pour chacun, que d’autres peuples vivent dans d’autres temporalités. J’arrive à Pushkar, ville moyenne du centre du Rajasthan, prise entre les montagnes avec le désert de Thar à l’ouest et la région tumultueuse de la capitale Jaipur à l’Est. Au coeur de la ville se trouve un lac entouré de temples qui est le principal lieu sacré de l’hindouisme après Varanasi (Bénarès). Au moment de Diwali, principale fête religieuse Hindoue, des milliers de familles effectuent le pèlerinage vers le lac de Pushkar. Pendant plusieurs semaines c’est un flot continu qui se presse pour se baigner dans le lac de Pushkar, le pèlerinage est un passage obligé pour toute famille hindoue respectable, tout le monde voyage en groupe et passe du temps dans cette ville qui décuple de taille, les tentes s’empilent dans les champs de sable autour de la villes. Avec cet afflux de monde tous les ans, Pushkar est aussi devenu le plus grand marché aux chameaux et aux chevaux d’Inde, qui sont utilisés jusque dans les villes pour le transport et l’agriculture.

Le marché de Pushkar est un véritable voyage dans le temps, la scène est biblique. Sur deux collines au bord de la ville se succèdent les troupeaux de chameaux, de tous les âges. La troisième est consacrée aux chevaux. Je me promène dans des allées de sables qui paraissent hors du temps. Les enclos éphémères sont en bois, bordés des tentes des propriétaires. C’est un émerveillement de tous les instants mais les animaux sont considérés comme des marchandises, déplacés ou montrés sans ménagements. Les hommes qui vivent ici sont avec les animaux en permanence, jour et nuit. Les collines sont animées, prises dans la poussières, l’odeur des animaux est prenante à chaque instant.

Photo Genaro Bardy - Foire de Pushkar - Rajasthan, 2015

Je passe deux jours dans cette immense foire, sans m’en lasser, tellement la variété de spectacle qui se présente devant moi est infinie, l’excitation est immense. Au détour d’un chemin de sable je vois un attroupement rassemblé, pas un seul touriste ne l’occupe, je comprends assez vite que ce sont des acheteurs qui se pressent pour une démonstration de chevaux. Les chevaux sont des Marwelis, cette race de chevaux courts et vifs qui paraissent tout de même puissants. Je suis au coeur du cercle qui s’est formé, observé sans hostilité par la foule alentour.. Et alors que j’ai posé mon genou à terre pour attraper mon appareil dans mon sac posé à mes pieds, au ras du sol, je vois un cheval plus nerveux que les autres se présenter devant nous. Son propriétaire l’excite sur le côté et son assistant qui tient le cheval a du mal à le contenir. Le cheval se cabre à plusieurs reprises, son mouvement est lent, puissant, et me paraît durer une éternité, je déclenche au moment où il est le plus haut, alors qu’il cache parfaitement le soleil pour une photo qui restera la plus belle de ce voyage.

Photo Genaro Bardy - Foire de Pushkar - Rajasthan, 2015

Ce matin je suis arrivé sur la foire de Pushkar avant le lever du soleil et j’ai profité d’un Chai, ce thé Indien très fort auquel ils ajoutent du lait, sur ce petit restaurant fait de bois et de tôle. Je regarde les allées et venues de cette foule de marchands qui se presse à l’aube d’une journée que chacun espère prospère. Je suis soudain harangué par un petit groupe qui entretient un feu à même le sol, et qui à forces de gestes et de sourires, m’invite à partager leur thé.. Avec cette curiosité réciproque qu’engendre la différence de nos vêtements, nous discutons de cette vie qu’ils mènent, si loin de la mienne. Nidhish m’explique qu’ils sont semi-nomades, qu’ils passent six mois de l’année sur la route à vivre sur les foires successives où ils font commerce de leurs chameaux. Une année coupée en deux, à nouveau je suis transporté par ce rapport au temps si différent de ces hommes qui vivent au rythme du soleil la moitié de l’année.

Photo Genaro Bardy - Foire de Pushkar - Rajasthan, 2015

Le temps spirituel

Continuant à mon tour mon propre nomadisme, je passe près d’un mois sur la route, entre le lac d’Udaipur, la ville bleue de Jodhpur, la ville dorée de Jaisalmer et le désert de Thar, mais rien ne pouvait me préparer au festival de Chandrabhaga. Jhalawar est une petite ville du sud-est du Rajasthan que l’on ne rejoint pas facilement, les routes y sont accidentées. Comme toutes les villes que j’ai croisées elle paraît surpeuplée, mais les bâtiments n’ont pas plus d’un étage et on sent la nature bien plus présente aux abords de la ville.

Une fois par an au coeur du mois de novembre, à la première pleine lune après Diwali, des dizaines de milliers de familles se rassemblent à Jhalawar pour le festival religieux qui mène à la rivière sacrée de Chandrabhaga. Le jour dit est appelé “kartik purnima”, tout ce que la ville compte de Folklore se rassemble dans une procession immense. La fanfare devance les danseurs traditionnels, des jeunes femmes en saris multicolores, les chevaux de la ville décorés de leurs plus belles parures. Je cours le long de cette procession pour tenter de prendre des photos mais suis pris dans le tourbillon de la foule.

Photo Genaro Bardy - Festival de Chandrabhaga - Jhalawar, Rajasthan, 2015

De part et d’autres dans les petites rues de Jhalawar des centaines de milliers de personnes se sont amassées pour les voir passer, applaudir et chanter. Les danseurs locaux m'entraînent dans leur pas, je passe mes caméras en bandoulière et les suis pendant une demi-heure de danse. Les sourires sont partout et la joie transperce la ville dans une ferveur indescriptible. Cette fête est une ivresse, elle se terminera de la plus belle des manières.

Photo Genaro Bardy - Festival de Chandrabhaga - Jhalawar, Rajasthan, 2015

En allant vers l’avant du défilé j’ai la chance d’arriver parmi les premiers à la rivière de Chandrabhaga. Au milieu d’un temple qui semble en ruine coule la rivière avec quelques pontons de fortunes. Les gens s'amassent et se pressent mais tout le monde semble calme. Le pèlerinage amènera chacun d’eux à se baigner dans la rivière pour accomplir le rituel dans les jours qui suivent, mais le jour de “Kartik Purnima" personne ne se baigne. Les femmes ont préparé des petits radeaux de bougies qui sont lancés un à un dans la rivière au moment où la nuit tombe, sous un ciel seulement éclairé par la pleine lune. La foule entière est en prière dans une communion saisissante, mes photographies deviennent une méditation.

Photo Genaro Bardy - Festival de Chandrabhaga - Jhalawar, Rajasthan, 2015

Photo Genaro Bardy - Festival de Chandrabhaga - Jhalawar, Rajasthan, 2015

Le temps qui reste

Le temps s’est-il arrêté ? J’ai le sentiment d’avoir passé une année au Rajasthan, d’avoir vécu tant de bouleversements. Ma mémoire fourmille de ces centaines de moments, mais grâce à la photographie je garde quelques instants. Par une seule image je cherche à la fois à contenir le mouvement du lieu et l’histoire de mon sujet. La prise de vue est un instant magique, une bonne photo requiert une concentration totale vers son sujet, une projection de soi-même dans une scène et en même temps un instant unique, furtif. Le rapport au temps du photographe est une quête éternelle, ou l’on essaye d’arrêter le temps et de le donner à voir aux autres. Croyez-moi, au Rajasthan on ne voit plus le temps qui passe, on fait partie du temps qui reste.

Photo Genaro Bardy - Pushkar, Rajasthan, 2015

Photo Genaro Bardy - Jaisalmer, Rajasthan, 2015

Photo Genaro Bardy - Jaipur, Rajasthan, 2015

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