5 leçons, Photojournalisme Genaro Bardy 5 leçons, Photojournalisme Genaro Bardy

5 leçons de photographie avec Susan Meiselas

Susan Meiselas est une photographe documentaire née le 21 juin 1948 à Baltimore, dans le Maryland. Elle a notamment obtenu un diplôme “Master of Arts” en éducation visuelle de l'Université de Harvard. 

Magnum Photos est associé à Susan Meiselas depuis 1976, et elle en est membre à part entière depuis 1980. Le travail de Susan Meiselas sur les questions de droits de l'homme en Amérique latine est bien connu. Ses photographies font partie de collections nord-américaines et internationales. Ses clichés les plus connus sont ceux du Nicaragua déchiré par la guerre et des strip-teaseuses des carnavals américains des années 1970. 

Parmi les ouvrages que Meiselas a édités et auxquels elle a contribué figurent El Salvador : The Work of Thirty Photographers et Chile from Within, qui présentait des images prises par des photographes vivant sous le régime de Pinochet. Les trois films qu'elle a co-réalisés sont Living at Risk : The Story of a Nicaraguan Family, Pictures from a Revolution, dans lequel elle recherche les personnes figurant sur ses photographies dix ans après qu'elles ont été prises, et Re-Framing History, dans lequel elle retourne au Nicaragua avec 19 peintures murales pour les placer dans le paysage où elles ont été réalisées afin d'interroger à nouveau l'histoire qu'elles représentent 25 ans plus tard.

Susan a organisé une histoire photographique centenaire du Kurdistan sur une période de six ans, en incorporant son propre travail dans Kurdistan : In the Shadow of History, ainsi que le site web pionnier aka KURDISTAN, une archive en ligne de la mémoire collective et des échanges culturels.

Susan Meiselas est une photojournaliste de légende que j’ai découvert pour ses talents pédagogiques, qui ne sont pas les moindres. Je vous propose ici certaines de ses réflexions sur l’évolution du métier de photographe.

1- Trouvez votre vision unique

Certains d’entre nous se sont retrouvés dans des situations où il y a beaucoup d’autres photographes avec exactement le même cadre, et pourtant nous voyons des moments et des cadres complètement différents. Alors, qu’est-ce qui est important ? L’histoire qui est racontée ? Ou est-ce la vision de ce qu’est une histoire ?
— Susan Meiselas

Quand j’espérais travailler régulièrement pour la presse, il ne se passait pas un week-end sans que j’aille voir les manifestations à Paris. J’étais un de ces jeunes photographes morts de faim, dans tous les sens du terme. Nous étions nombreux. Très nombreux. Comme dans toute photographie, ce qui va faire une différence entre les photographes est parfois la capacité à accéder à certains contacts chez des médias ou des clients. Mais je crois sincèrement que des photos fortes et originales prennent vie et dépassent le photographe. Ce qui fait vraiment la différence est l’originalité du point de vue, la réflexion, le sens de l’histoire qui est à raconter. En d’autres termes, dix photographes au même endroit auront dix visions différentes du monde et ne produiront pas les mêmes photos.

De manière plus prosaïque, quand j’emmène des photographes dans des lieux photographiés des millions de fois chaque à New York ou à Paris, je les invite à réfléchir à une manière originale de présenter ce lieu, même si cela paraît impossible. Trouver sa vision est un travail, et si vous n’êtes pas sûr de la direction que vous prenez dans votre photographie, c’est probablement que vous avez encore besoin de la chercher.

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

2- Utilisez de nouvelles formes de narration

J’ai l’impression de travailler sur plusieurs plateformes depuis longtemps, donc même si mon cœur de métier est la photographie, j’essaie toujours de trouver des formes différentes de narration. L’endroit logique pour le travail d’un photographe est la publication, mais nous y avons moins accès aujourd’hui, alors que l’environnement en ligne nous est totalement ouvert, mais cela ne crée pas nécessairement une forme, cela crée simplement une large distribution.

Je pense que le défi pour les photographes est toujours d’apporter une compréhension totale à leur travail et de lui donner une forme. Personnellement, je trouve qu’explorer le film et intégrer la photographie est tellement plus facile grâce à la technologie numérique. Il existe d’énormes possibilités d’expérimentation, même avec de très petites histoires. Il faut juste trouver suffisamment de temps et le bon projet pour trouver quelque chose d’expressif et de particulier aux nouveaux médias.
— Susan Meiselas

Le métier de photographe a toujours été dans un mouvement permanent, dans une conquête de nouvelles formes de narration qui ont parfois l’air de brûler sur leur passage les précédentes. J’ai l’impression d’avoir toujours entendu que le métier de photographe était plus doré avant. Je me souviens notamment de ces photographes qui me demandaient s’il fallait partager leur travail sur des réseaux sociaux, pendant que je vendais trois tirages de la photo du jour.

Je suis bien sûr concerné ce problème, je n’arrive pas à me résoudre aux nouveaux formats, souvent verticaux, souvent en vidéo. Pourquoi produire des Reels ? Pendant que je me pose cette question, des photographes gagnent des milliers d’abonnés et vendent sûrement plusieurs tirages sur TikTok :)

Cette réflexion ne concerne pas seulement la distribution de son travail en photo. Il est certainement encore plus important d’intégrer de nouveaux outils dans la narration elle-même. L’enjeu pour tout photographe est de créer. De créer, et aussi de transmettre, d’exprimer, et de faire comprendre, de donner du sens à ses photos. Tout comme un tableau uniquement rempli de vert ne se résume pas à sa couleur, il a un sens, un message. Avec les nouveaux médias, prendre le temps d’utiliser ses clichés et leur donner une nouvelle forme est essentiel.

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

3- Inventez de nouveaux modèles

Il y a maintenant beaucoup de possibilités d’expérimentation, qui ne sont limitées que par le temps, la vision et la concentration. Bien sûr, je suis très préoccupée par les questions économiques, moins pour moi en ce moment que pour les générations futures qui ont été inspirées et qui doivent trouver de nouveaux modèles pour financer leur travail. Je n’ai pas eu besoin d’inventer un nouveau modèle quand j’avais vingt ans, j’ai travaillé d’une manière qui me convenait et des opportunités se sont présentées, comme ce sera peut-être le cas pour les générations futures. Mais il faudra qu’elles aient l’esprit d’entreprise et qu’elles soient créatives et innovantes dans leur façon de créer des communautés, qu’elles se soucient du travail qu’elles font. Elles devront avoir la conviction de ce qu’elles veulent dire.

Aujourd’hui, les histoires peuvent avoir un impact incroyable à une échelle que nous n’avons jamais connue auparavant. Il est évident que nous avons capturé des moments dans le passé qui ont été distribués internationalement et nous ont alertés d’événements importants, mais aujourd’hui ces moments sont diffusés simultanément à une communauté mondiale. Peut-être cela a-t-il commencé avec le 11 septembre, même si nous ne tweetions pas à l’époque. La technologie numérique et le nouveau paysage médiatique ont augmenté les possibilités d’impact multiple pour un ensemble d’images. Cela crée des opportunités, mais cela peut aussi être accablant.
— Susan Meiselas

Si vous ne devez retenir qu’une seule chose de cet article : ayez de la conviction. Sinon, commencez à vous en forger une. Les possibilités en photographie avec les nouveaux médias et les nouvelles formes de narration ou de distribution sont infinies. La seule chose qui nous manque est de le temps pour faire, produire les photos et exécuter les idées que nous pourrions avoir.

Vous travaillez sur des sujets qui ont vocation à avoir un impact, qui sont militantes ? Les possibilités de distribution de vos photos sont innombrables, et toutes les parties prenantes du sujet qui vous occupe sont accessibles. Allez au delà des médias, pensez aux associations, aux ONG, aux entreprises qui sont concernées par votre message.

Vous avez une démarche d’auteur et préférez travailler au long cours ? Les possibilités ouvertes par le financement participatif ont donné lieu ces dernières années à des centaines d’ouvrages qui n’auraient probablement jamais vu le jour. Et il y a sûrement de nouveaux modèles à inventer.

Pour ceux qui se considèrent avant tout comme des artistes et veulent exposer leur travail, il est indéniable que les NFT ont bouleversé le paysage et le marché artistique depuis deux ans, malgré tous les défauts inhérents à ces nouvelles formes de distribution. Et il est à peu près certain que les NFT représentent plus l’avenir que le passé de la distribution des arts numériques, dont la photographie fait partie.

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

4- Adaptez-vous en permanence

Nous avions l’habitude de parler de “fatigue de la compassion”. J’évite les médias sociaux parce que c’est un défi de rester sensibilisé, afin de pouvoir ressentir ce que je ressens et agir en conséquence quand cela me semble juste... Lorsque j’ai réédité le livre sur le Nicaragua, environ 30 ans plus tard, j’avais réalisé le long métrage Pictures from a Revolution, et nous avons inséré le DVD à la fin du livre. Et j’ai adoré l’idée que cet objet linéaire fixe puisse avoir cette extension de temps incorporée en lui.

Quand Aperture a voulu publier une troisième édition du livre, ils ont dit que nous ne pouvions pas faire de DVD parce que plus personne ne les utilise. On ne prévoit pas que la technologie évolue aussi vite. Cette fois-ci, j’ai donc personnalisé, avec une équipe de développeurs, une application appelée “Look and Listen”, qui vous permet de placer votre téléphone au-dessus d’une image donnée et de déclencher le clip sonore correspondant du film, afin que vous puissiez entendre la voix des personnes présentes sur les images. Cela répond à un certain type de tempérament que nous avons aujourd’hui : personne ne veut regarder un film de 90 minutes, mais un clip de 2 à 4 minutes correspond à peu près à notre capacité d’attention.
— Susan Meiselas

Si vous êtes sérieux avec votre photographie, il n’y a qu’une seule manière d’avancer : vous devez vous ré-inventer en permanence. Je ne compte plus les virages dans mon parcours de photographe. Depuis deux ans, j’ai le bonheur de pouvoir accompagner des photographes dans ces transformations personnelles, et c’est exactement pour cela que je propose mon programme de Mentorat.

Peut-être que pour vous, cela commencera par la production d’un essai ou projet photographique personnel, auquel cas j’ai également conçu cette formation pour vous y aider.

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas / Magnum Photos

5- Ce n'est pas l'objectif que vous utilisez, c'est l'objectif que vous pensez être

J’aime changer d’appareil photo, j’aime faire l’expérience de différents appareils. Il y a quelque chose dans un changement de format qui fait bouger l’œil différemment. L’Hasselblad est un appareil très immobile, parfaitement aligné, avec un horizon plat. Avec un appareil panoramique, quand vous bougez, il bouge, et vous avez donc une relation très différente avec un sujet en mouvement. Il était parfait pour un processus et un projet particulier, mais je ne l’ai plus utilisé depuis...

Le Leica était parfait pour les strip-teaseuses du carnaval, mais pas pour moi maintenant. En numérique, j’ai eu tendance à travailler avec une seule marque, Canon. Le numérique est phénoménal pour la qualité qu’il peut vous donner, mais c’est un appareil lourd... Entre un Hasselblad et un Rollei, il n’y avait peut-être pas une grande différence, parce qu’ils étaient tous deux carrés, bons pour le portrait, alors que pour le reportage, un 35 était bien.

Je ne parle pas des objectifs - c’est un autre sujet. Inévitablement, quelqu’un me demande après une conférence : “Quel objectif utilisez-vous ?” Ce à quoi j’ai répondu : ce n’est pas l’objectif que vous utilisez, c’est l’objectif que vous pensez être.
— Susan Meiselas

L’appareil photo n’est qu’un outil. J’irais même jusqu’à penser que les photos doivent devenir elles-mêmes des outils, au service d’une vision, d’un message et d’un objectif personnel.

Susan Meiselas / Magnum Photos

Susan Meiselas au Nicaragua en 1971

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Qu'est-ce qu'une grande photo ?

De temps en temps, je prends une photo qui me marque, dont le sentiment reste longtemps après la prise de vue. Cette photo m'obsède, elle reste gravée dans ma mémoire et mes pensées sans que je puisse la laisser de côté.

Qu'est-ce qu'une grande photo ? Déjà commençons par la définir, l'adjectif "grande" ne me convient pas forcément, c'est simplement le meilleur terme que j'ai trouvé pour l'instant, rien ne traduit parfaitement l'adjectif anglais "great". J'ai hésité avec une photo "forte", pour qualifier ce sentiment qui persiste, et j'ai rejeté une "bonne" photo qui pour moi va être beaucoup plus fréquente. Une bonne photo, c'est une photo que j'ai sélectionnée pour l'utiliser. Certains photographes professionnels, dont je suis, disent qu'une bonne photo est une photo vendue. Cette définition est parfaite, une bonne photo répond à un besoin de communiquer. Mais une grande photo, ou une photo forte, c'est en réalité une photo exceptionnelle, qui arrive rarement.

Je souhaite ici vous partager mes réflexions et mes lectures sur le sujet. Je ne crois pas que nous arrivions à la définition parfaite d'une grande photo, ni à déterminer comment la réaliser. Nous allons tourner autour sans l'identifier. Nous allons le voir, une grande photo est une sorte de MacGuffin de la photographie : on la cherche constamment, sans vraiment pouvoir la saisir. En réalité Hitchcock le disait très bien, un MacGuffin ce n'est rien, et pourtant tout le monde court après.

Donnez-moi une raison de me souvenir de cette photo

Commençons par l'essai de Sophie Howarth et Stephen MacLaren dans 'Street Photography Now'. Le passage est traduit par mes soins de la version anglaise, mais vous pouvez trouver le livre en Français (donc avec une autre traduction) :

Une grande photographie de rue doit susciter plus qu'un regard rapide et un moment de reconnaissance de la part du spectateur. Un sens de mystère et d'intrigue doit rester, et ce qui est caché est souvent aussi important que ce qui est montré. [...] Donnez-nous une raison de nous souvenir de cette photo. C'est la bonne question à poser, mais aussi celle à laquelle il est impossible de répondre. Comme le disait le grand photographe Robert Doisneau 'si je savais comment prendre une bonne photo, je le ferais à chaque fois'.

Sophie Howarth et Stephen MacLaren dans 'Street Photography Now'

Nous sommes en plein dedans. Une photo est exceptionnelle parce qu'elle donne au spectateur une raison de se souvenir d'elle au delà des deux secondes (deux dixièmes ?) que nous passons habituellement à regarder une photo. Puis Robert Doisneau nous dit simplement qu'une grande photo est un cadeau, et donc que la pratique photographique est une recherche parsemée d'échecs innombrables pour atteindre son but.

Virtuosité technique, composition originale et contenu captivant sont tous essentiels, même s'ils ne garantissent pas nécessairement une grande photographie de rue. Des trois, ce qui fait un contenu captivant est celui qui prête le plus à débat. [...] Parfois un photographe de rue capture quelque chose de vraiment inhabituel - un visage étonnant, un accident ou un crime. Mais plus souvent une photo de rue est remarquable parce qu'elle rend l'ordinaire extraordinaire.

Sophie Howarth et Stephen MacLaren dans 'Street Photography Now'

Voilà nos trois suspects : technique, composition et contenu. Il est évident qu'un contenu extraordinaire est le plus difficile à formaliser, à moins que vous ne pratiquiez de la pure mise-en-scène.

Mais je trouve ici une piste intéressante : rendre l'ordinaire extraordinaire. Cet aspect est intéressant car il implique fortement le spectateur, et donc aussi le photographe. Ce qui est ordinaire pour certains ne l'est pas forcément pour d'autres. On touche ici à une forme de subjectivité très utilisée en journalisme : la loi de proximité. La loi de proximité est le principe suivant lequel les informations ont plus ou moins d'importance suivant leur proximité par rapport au lecteur. Cette proximité est généralement décomposée en quatre axes : géographique, temporel, affectif et sociétal/socio-professionnel.

Je m'explique, en tête d'article cette photo de deux enfants à Salvador de Bahia n'aura pas la même résonance pour quelqu'un qui découvre Salvador en visite, pour celui qui y vit comme moi depuis presque 2 ans, ou pour quelqu'un qui y aura passé toute sa vie. Ce qui est ordinaire pour l'un est exotique pour l'autre, notamment pour celui qui n'y a jamais mis les pieds.

Si une grande photo rend l'ordinaire extraordinaire, alors ce qui la rend extraordinaire est par essence très subjectif, cela dépend fortement du spectateur.

Une grande photo doit être “dure”

J'aime particulièrement l'approche de Joël Meyerowitz, traduite ici depuis le livre Bystander :

Tant qu'il y aura la photographie, il y aura des personnes qui essaient de faire des photos "dures", comme celles que Garry Winogrand et moi essayions de faire il y a 25 ans. "Dur" est un terme que nous utilisions beaucoup. [...] "Dur" voulait dire que la photo était sans compromis. C'était quelque chose qui venait des tripes, de l'instinct, et c'était lourd d'une certaine manière, impossible de le caractériser selon les standards habituels. Donc c'était dur. Dur à aimer, dur à regarder, dur à réaliser, dur d'y trouver du sens. Ce n'était pas ce à quoi ressemblait les autres photos. [...] Vous ne pouviez pas vraiment le comprendre.

Joël Meyerowitz dans 'Bystander'

C'est à la fois limpide et parfaitement mystérieux. Une grande photo est une épreuve, la prise de vue implique le photographe et lui demande d'aller chercher, à l'extérieur et au plus profond de lui-même, en même temps.

Si une grande photo est incompréhensible, pourquoi chercher, pourquoi photographier ? Il suffirait de laisser le hasard s'en charger ? Bien sûr que non. C'est en cherchant, en composant, en racontant, que parfois les planètes, les étoiles, le soleil, les yeux et le coeur s'alignent. Pour obtenir une photo dure, il faut chercher des photos dures à réaliser. Je trouve ici un encouragement à aller photographier plus, plus souvent, à repousser mes petites limites pour aller chercher cette grande photo.

Obvie et Obtus

Poursuivons avec Roland Barthès et le passage du livre L'Obvie et L'Obtus. Essais critiques, livre qui ne traite pas seulement de la photographie mais également de la peinture ou de la musique. Dans la partie qui concerne la photographie :

Il me semble distinguer trois niveaux de sens. Un niveau informatif, ce niveau est celui de la communication.

Un niveau symbolique, et ce deuxième niveau, dans son ensemble, est celui de la signification. Est-ce tout ? Non.
Je lis, je reçois, évident, erratique et têtu, un troisième sens. Je ne sais quel est son signifié, du moins je n'arrive pas à le nommer, ce troisième niveau est celui de la signifiance.

Roland Barthès dans 'L'Obvie et L'Obtus. Essais critiques'

Roland Barthès n'évoque ici que le contenu de la photo et tente d'aller au delà du signifiant, le niveau physique et technique de la photo, ou du signifié, ce que représente effectivement la photo, pour introduire le terme de 'signifiance'. Ce n'est pas seulement la symbolique, ce que peut vouloir dire le contenu d'une photo, c'est autre chose. Peut-être à chercher du côté de l'essai plus connu de Roland Barthes, La Chambre Claire . Il y fait la distinction entre deux types de photos et leurs caractéristiques : le Studium et le Punctum :

Le Studium, c’est une photo que l'on peut lire

selon les règles du savoir courant. On la regarde, mais on ne la mémorise pas.

[...]

Le Punctum, c'est l'élément imprévisible de l'image qui touche le spectateur. Car pour décrire ce genre de photo,
celles du punctum, il faut dire "je". Le punctum c'est "ce qui me point" Le Punctum n'est pas intentionnel. Il n'est pas composé volontairement, il n'est pas analysable.

Roland Barthès dans 'La Chambre Claire'

Je ne sais pas si je suis beaucoup plus avancé. J'ai plutôt ici des confirmations de ce que je pressentais. Déjà une grande photo, à supposer que j'y associe le Punctum de Barthes, c'est "ce qui me point", ce qui me touche. C'est éminemment personnel, et donc subjectif. Ce qui sera une grande photo pour moi, ne le sera pas forcément pour les autres.

Et enfin le mystère s'épaissit puisque le Punctum ne serait pas composé volontairement, ne serait pas analysable. Il serait alors impossible à reproduire. C'est en phase avec ce que nous avons vu jusqu'à présent.

Je reconnais instantanément une grande photo

Et moi dans tout ça ? Déjà, je dois reconnaître que je sais au moment du déclenchement quand je vais avoir une photo que je trouve extraordinaire. Je vois la scène se dérouler, je suis dans la zone, dans cette recherche ou tout mon esprit est concentré vers une photo que j'espère. J'ai une sorte d'intuition, les éléments se placent de manière harmonieuse, et un incident particulier arrive qui place la scène parfaitement dans le cadre et lui donne une tournure forte.

Ainsi donc, je sais instantanément que je vais avoir une photo que je vais adorer. Cela me plonge dans un état d'excitation intense, probablement parce que je suis passionné par cette activité, j'ai l'impression d'avoir atteint un sommet.

Et pourtant je dois reconnaître que ce sentiment si particulier d'être arrivé à quelque chose d'extrêmement satisfaisant m'est arrivé également au développement, pas à la prise de vue. Mais je sais aussi que la photo concernée avait été prise le jour même et que je l'ai développée parce que j'avais l'intuition d'un bon potentiel. En fait, je crois que c'est avec l'expérience que j'arrive à reconnaître ces moments-là.

Pour moi, c'est un moment de grâce, où on reconnait que la photo que l'on a prise transcende simplement le sujet, le lieu ou l'instant qui ont été choisis. La photo est convenablement exposée, les éléments qui composent la photo semblent parfaitement alignés, tout cela est un pré-requis. Et puis il y a un petit quelque chose en plus.

Ce petit quelque chose en plus, pour moi c'est un incident. Un regard qui révèle, un geste physique caractéristique ou l'esprit du lieu qui est parfaitement représenté.

Le point de connection émotionnelle

Je conclurai cette réflexion sur la grande photo ou la photo forte par les mots de Susan Meiselas, photographe de l'agence Magnum. Elle parle bien de ce mystère, par essence subjectif, que j'appelle parfois incident ou moment de grâce, qui caractérise une grande photo. Elle parle de "point de connection émotionnelle" :

Qu’est-ce qui fait une bonne photo ? C’est une question difficile, pourtant il y a quelques principes fondamentaux - par exemple les règles de composition, le nombre d’or, les lignes directrices et ainsi de suite - même si vous exécutez une photographie à la soit disante perfection technique, il n’y a pas de garantie que cela résulte en une photo engageante.
Ce qui est souvent cité comme élément clé d’une photo réussie est un point de connection émotionnelle, en combinaison avec un puissant sens de la forme.

Susan Meiselas

Parfois, que vous photographiez dans la rue, pour un projet, pour quelqu'un ou pour vous-même, une photo touchera un point sensible. Une vibration particulière dans un cadre parfaitement composé, dans un instant qui révèle tout ce que vous vouliez exprimer. C'est ce point de connection émotionnelle qui sera reconnu par d'autres qui regardent votre photo et qui voudront encore y passer quelques secondes de plus. C'est la photo qui vous fait vous arrêter dans une expo. C'est une grande photo.

Je terminerai avec les mots de Martin Parr qui répondent parfaitement à ceux de Robert Doisneau cités plus haut :

Si je savais comment prendre une grande photo, j'arrêterais.

Martin Parr

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